Volume 49 (4)
Special issue 2023

Ressources heuristiques et pratiques du minimalisme de Ruwen Ogien pour l’approche critique des mutations numériques contemporaines en éducation

Heuristic and Practical Resources of Ruwen Ogien’s Minimalism for the Critical Approach of Contemporary Digital Mutations in Education

Camille Roelens, Université Claude Bernard Lyon 1

Résumé

Cette contribution, de nature théorique, conceptuelle et intertextuelle, procède de la philosophie politique de l’éducation et de l’éthique interdisciplinaire, dans une perspective pratique et appliquée au numérique, ou plus exactement à la numérisation du monde démocratique hypermoderne. Nous commençons par esquisser un panorama des différentes manières dont la notion d’approche critique du numérique en éducation peut être comprise, et par y positionner notre propre démarche. Nous nous demandons ensuite comment il pourrait être possible de penser des politiques publiques du numérique en éducation permettant de faire vivre l’ambition d’une éducation humaniste dans un monde problématique et la prise en compte de l’intrication étroite liant normativement démocratisation et numérisation. Nous présentons d’abord (1) les ressources que recèlent dans cette optique les travaux d’Ogien. Nous montrons ensuite (2) l’intérêt d’une ressaisie des articulations entre éducation et humanisme dans une perspective critique et minimaliste d’une part et à l’aune des mutations numériques du monde d’autre part. Nous traitons enfin (3) de ce qui constituerait un perfectionnisme numérique au sein des institutions publiques d’éducation et de formation et tâchons de discerner les conditions auxquelles la promotion d’un humanisme numérique peut en être exempte.

Mots-clés : éthique ; numérique ; critique ; Ogien

Abstract

This contribution of a theoretical, conceptual, and intertextual nature is written from the political philosophy of education and interdisciplinary ethics, in a practical and applied perspective to the digital, or more specifically to the digitalization of the hypermodern democratic world. We begin by sketching a panorama of the different ways in which the notion of a critical approach to digital education can be understood, and by positioning our own approach within it. We then ask how it might be possible to think of public policies for digital education that would bring to life the ambition of a humanist education in a problematic world and to consider the close intertwining of normative links between democratization and digitalization. First, we present the resources contained in Ogien’s work and then go on to show the interest of re-examining the links between education and humanism from a critical and minimalist perspective and from the point of view of the digital mutations of the world. Finally, we discuss what would constitute a digital perfectionism within public education and training institutions and try to discern the conditions under which the promotion of a digital humanism can be exempted.

Keywords: ethics; digital; critique; Ogien

Introduction

Cette contribution, de nature théorique, conceptuelle et intertextuelle, procédera de la philosophie politique de l’éducation et de l’éthique interdisciplinaire, dans une perspective pratique et appliquée au numérique, ou plus exactement à la numérisation du monde démocratique hypermoderne1.

Dans l’optique qui est celle du présent numéro de revue, commençons par remarquer que l’ambition même du développement d’approches critiques du numérique en éducation confronte d’emblée à la polysémie dynamique d’un terme : celui de critique, justement, qui va alors bien au-delà du sens courant signifiant à peu près « dire du mal de ». Il jalonne en effet l’histoire des idées et sciences humaines et sociales en général, et en philosophie en particulier (Lalande, 1926/2010, p. 196-197). De la pensée gréco-latine, nous héritons déjà deux sens possibles. Le premier (krinein) fait signe vers une forme de capacité de discernement fin, et donc par prolongement un art humain du jugement. Le deuxième (krisis) nous vient de la médecine hippocratique puis gaullienne et désigne un moment décisif, où les données d’un problème se révèlent dans toute leur ampleur et/ou l’action humaine juste (kairos) pourra influer sur le devenir (salvateur ou dramatique) de manière décisive. C’est par exemple ce sens-là qu’Arendt mobilise dans le recueil titré en français La crise de la culture (1961/1972) et qui contient son si fameux article sur « La crise de l’éducation » (p. 223-252). Les Lumières2, pour leur part, mettent en avant l’esprit critique (par opposition au règne des arguments d’autorité). En faire preuve, c’est n’accepter « aucune assertion sans s’interroger d’abord sur la valeur de cette assertion, soit au point de vue de son contenu (critique interne) soit au point de vue de son origine (critique externe) » (Lalande, 1926/2021, p. 197). Avec Kant — qui à la fois incarne une forme de sommet des Lumières et celui qui s’est attaché à les définir de manière la plus synthétique autour de l’idéal d’autonomie (1784/2013) — naît le criticisme comme philosophie à part entière. Adopter une démarche critique, c’est alors procéder à une interrogation fondamentale sur les sphères de validité des concepts et les limites de la connaissance humaine dans les différents domaines que la recherche et la réflexion peuvent investir. De même, après les trois Critiques originelles (Kant, 1981/2006, 1786/1986, 1790/2000), l’exercice consistant à se livrer à reproduire le type de geste qu’elles incarnent dans un nouveau domaine est devenu pour ainsi dire un genre en soi et riche d’œuvres les plus diverses. On l’observe de la Critique de la raison historique de Dilthey (19923) à la Critique de la raison politique de Debray (1981) en passant par la Critique de la raison dialectique de Sartre (1960), et nous pourrions en citer bien d’autres. Dans le sillage du marxisme et de sa discussion, on touche avec l’école de Francfort (Durand-Gasselin, 2012; Horkheimer, 1970/1974) (puis en essaimant bien au-delà) au sens de critique comme mise en évidence de l’injustice de différentes formes de domination sociale et engagement (de l’) intellectuel pour leur remise en cause. C’est peut-être ce sens qui vient désormais le plus spontanément à l’esprit tant il imprègne nombre de mutations des champs de la philosophie et des sciences sociales depuis une soixantaine d’années (Cusset, 2003; Keucheyan, 2010; Wieviorka, 2007). C’est aussi pour essayer de le dépasser que certains auteurs se disent, aujourd’hui, investir une démarche postcritique (De Sutter, 2019). Enfin, dans le domaine de l’éducation, critiques peut aussi désigner un courant plus spécifique de pensées pédagogiques, souvent inspirées de Freire, liant scolarisation, éducation populaire et transformation des rapports sociaux (De Cock & Pereira, 2019; Pereira, 2018). Précisons enfin que certains lient tout ou partie de ses différentes approches, comme l’illustre bien par exemple la critique de la raison numérique proposée par Sadin (2015).

À la lumière de ce bref panorama4, il convient préalablement à toute avancée de notre propos de préciser de manière explicite en quel sens l’approche du numérique en éducation que nous proposerons ici procède d’une approche critique. Nous proposons d’investir dans ce texte la posture critique en deux sens pouvant être complémentaires : discerner au plan compréhensif et contester certaines tendances au plan normatif. Nous ne comprenons pas pour autant l’exigence critique comme celle d’instruire le procès du numérique quasi exclusivement à charge. Ce faisant, nous prenons aussi acte du fait que — au sein de la pluralité et de la multiréférentialité interne des recherches sur l’éducation et la formation — des cadres épistémologiques comme les approches sociologiques (en particulier sociotechniques) ou encore les analyses de discours et les études de communication ont d’ores et déjà su offrir des approches critiques renouvelées et fécondes du numérique en éducation (voir en particulier : Collin et al., 2022), mais que nous ne trouvons pas à ce stade l’équivalent francophone du côté des approches de l’éducation et de la formation puisant aux sources de la philosophie politique et morale (voir néanmoins, en anglais : Bernholz et al., 2021). Il semble pourtant que, dans ces domaines également, un discernement affiné de ce que le déploiement du numérique comme culture (Cardon, 2019; Compiègne, 2011; Rieffel, 2014) révèle de nos sociétés individualistes contemporaines (Gauchet, 2020; Poullet, 2018) soit utile. Il peut nous permettre plus globalement de mieux comprendre comment il est possible de se confronter au défi fait aujourd’hui aux théoriciens comme aux praticiens de l’éducation : celui de penser la « conversion du projet démocratique en pratiques éducatives » (Blais et al., 2002/2013, p. 9). Réciproquement, cet objet que constitue le numérique en éducation a en commun avec les mutations scolaires des dernières décennies de ne pouvoir sans doute pas être saisi adéquatement sans le relier de près ou de loin à la problématique de l’individualisme démocratique (Gauchet, 1985). On peut toutefois montrer (Roelens, s. d.) qu’une forme de choc en retour de telles mutations est la montée parallèle — dans le champ politique comme dans le champ intellectuel — de rhétoriques appelant à limiter, par des ressorts à la fois politiques et moraux, l’extension de ses processus (en particulier l’individualisation et la numérisation) en général, et dans le cadre de l’éducation — surtout scolaire — en particulier. L’idéal humaniste en éducation peut alors parfois être brandi comme un rempart envers des évolutions contemporaines jugées funestes. Des arguments d’autorité s’adossant aux idées de nature humaine, de vie vraiment humaine voir de dignité humaine, peuvent alors être mobilisés pour tenter d’imposer ce que serait la bonne façon de vivre dans un monde numérique (voir exemplairement Hunyadi, 2015, 2019), qu’il s’agirait, dans l’éducation, d’apprendre aux jeunes en particulier. Or de telles démarches nous paraissent être des impasses car, comme l’ont perçu Tessier et Saint-Martin (2020), elles ont souvent tout de ce qu’Ogien appelle des paniques morales :

1. Le refus d’aller jusqu’au bout de nos raisonnements moraux, lorsqu’ils nous obligent à endosser des conclusions incompatibles avec nos préjugés les plus enracinés. 2. La tendance à toujours envisager le pire de la part [des] personnes [...]. 3. Le refus de payer le coût intellectuel de notre engagement envers certains droits [...]. 4. La tendance à ne pas tenir compte du point de vue de celles et ceux dont on prétend défendre le bien-être. (2004, p. 46)

Autrement dit, ses approches peuvent être critiquées du point de vue de leur cohérence interne, mais aussi de leur capacité à avoir prise sur les sociétés démocratiques des individus telles qu’elles fonctionnent effectivement, en particulier sur le plan de ce que les individus y reconnaissent plus ou moins aisément comme légitime. Il nous semble plus fécond de nous demander plutôt s’il est possible aujourd’hui de se projeter à l’horizon d’un humanisme numérique qui ne soit pas justiciable de telles critiques, et plus précisément de penser des politiques publiques du numérique en éducation permettant de faire vivre l’ambition d’une éducation humaniste dans un monde problématique (Fabre, 2011, 2014, 2015) et la prise en compte de l’intrication étroite liant normativement démocratisation et numérisation.

Nous présenterons rapidement (1) les ressources que recèlent pour ce faire les travaux d’Ogien, auteur d’un essai critique remarqué sur l’éducation nationale française (2013a). Nous montrons ensuite (2) que, si les articulations philosophiques et historiques entre humanisme et éducation sont un thème classique, une ressaisie de ce dernier dans une perspective critique et minimaliste d’une part et à l’aune des mutations numériques du monde d’autre part engage à se défier des tendances maximalistes des humanismes passés, et à interroger les ruptures et continuité entre ce que pourrait être un humanisme numérique et ces derniers. Nous traitons enfin (3) de ce qui constituerait un perfectionnisme numérique au sein des institutions publiques d’éducation et de formation et tâchons de discerner les conditions auxquelles la promotion d’un humanisme numérique peut en être exempte, et ce que pourraient être les objectifs de politiques publiques d’éducation au numérique qui prennent au sérieux ce type de critiques.

Penser l’éducation et le numérique avec Ogien : prolégomènes

Nous avons consacré déjà plusieurs études à la pensée d’Ogien (Roelens, 2021a, 2021b) et à ses implications pour la philosophie de l’éducation (2020a, 2021c). On peut également montrer que son œuvre tardive (schématiquement, après 2000) est la plus féconde pour saisir notre présent sujet. Nous nous contentons donc ici de présenter une synthèse claire et ciblée de ses propositions philosophiques éthico-politiques clés, en appui sur ses œuvres majeures dans cette même période (2003, 2003/2008, 2004, 2007, 2011, 2013a, 2013b, 2014, 2016). Notons avant tout qu’Ogien — qui emploie indifféremment les termes de morale et d’éthique comme nous le faisons ici — est un critique aiguisé des maximalismes moraux, c’est-à-dire des théories éthiques qui cherchent à prédire aux individus tout un art de vivre, et non uniquement des préceptes de coexistence pacifique et juste entre eux. Il se défie également : 1° des conceptions positives de la liberté politique, c’est-à-dire les théories soutenant qu’il est possible à l’État ou à quelque intellectuel bien intentionné de définir à la place des individus ce qu’est d’agir et de se comporter en être vraiment libre, et donc justifiant en creux toutes démarches visant à contraindre les gens à être vraiment libres ; 2° de toute référence normative à l’idée d’une nature humaine qui nous contraindrait politiquement ou éthiquement à faire ou à ne pas faire telle ou telle chose indépendamment des conséquences sur les autres. Ogien est donc adversaire de toutes les formes de moralisme (attitude consistant à vouloir étendre à tous une conception du bien que l’on juge personnellement préférable), et de paternalisme (qui consiste à se revendiquer agir pour le bien des autres en ne tenant pas compte de leurs opinions et en les contraignants au prétexte de les protéger d’eux-mêmes), qu’elles soient étatiques, communautaires ou interindividuelles. Il défend au contraire une éthique ne reposant que sur trois principes clés : l’indifférence morale du rapport à soi-même et aux entités symboliques et abstraites (nous n’avons donc de devoir qu’envers les autres individus), et les exigences respectives de non-nuisance à autrui et d’égale considération de la voix de chacun. Ses conceptions relèvent donc d’un libéralisme résolument libertaire et égalitaire, souhaitant réduire au strict nécessaire toute forme de contrainte tant légale (par le jeu wébérien du couple droit-pouvoir) que morale : il s’agit au contraire d’ouvrir et de tenir ouverts les espaces de permissivités les plus vastes possibles pour tout ce qui concerne la liberté individuelle, et n’accepter de les borner que lorsqu’il en va d’enjeux remettant directement et sans ambiguïté en jeu la coexistence pacifique des individus. Il fait ainsi valoir « trois critères d’évaluation des interventions coercitives et non coercitives de l’État : permissivité morale, rejet des inégalités économiques et sociales, et usage parcimonieux de la force » (Ogien, 2013b, p. 263). Ces critères, est-ce besoin de le préciser, incluent l’évaluation des politiques éducatives, et donc orientent la façon dont on peut, d’un point de vue minimaliste, les discuter de manière critique. Réciproquement, on perçoit bien ici le potentiel critique de ses thèses, puisqu’il éclaire la façon dont beaucoup de choix politiques et moraux sont faits et donne des ressources pour les juger au plan normatif. Pour Ogien, en effet, nous avons toutes et tous tendance assez spontanément à verser trop facilement dans les paniques morales (au sens défini supra) et à étendre abusivement la sphère de ce qui relève du jugement moral : y résister est un défi à la fois subjectif et intellectuel, tant au plan personnel qu’au plan politique.

Dans les termes de Tocqueville (1835/1981, 1840/1981), on pourrait dire qu’Ogien prend acte de l’impossibilité d’élaborer désormais des théories morales cohérentes en se fondant même implicitement sur des reliquats des valeurs aristocratiques, ce que font selon lui tous les maximalismes en exaltant certaines vertus ou en défendant une conception héroïque du devoir envers soi-même. Au contraire, il propose une pensée morale et politique pleinement compatible avec ce que Tocqueville nomme les valeurs démocratiques : individualisme, passion du bien-être, attrait pour le privé au détriment du public. C’est souvent en fonction de sa tendance à encourager ces mêmes évolutions que la numérisation du monde est en effet critiquée, sans toujours bien se demander si une telle critique est en soi fondée moralement. Entendons-nous bien : Ogien ne prescrit pas positivement ces attitudes, mais, plus négativement, il refuse de s’y opposer car cela lui semble relever davantage de l’expression de préjugés sur le bien que de jugements éthico-politiques bien pesés et tournés vers le juste. Ce faisant, on peut dire qu’il procède à une démocratisation substantielle des conceptions mobilisables de l’éthique et de la liberté individuelle5 que Tocqueville lui-même ne mène pas à terme (Roelens, s. d.). En d’autres mots, Ogien nous offre de quoi penser l’éducation et le numérique dans la démocratie, c’est-à-dire en pleine conscience de l’irrésistibilité à long terme des dynamiques de démocratisation et d’individualisation modernes qui portent la numérisation du monde elle-même6 et non en prétendant faire de l’éducation, de la morale et de la politique des moyens de contenir ces mêmes dynamiques dans des bornes jugées acceptables par celui qui juge alors notre contemporain. Ogien nous oblige en revanche à extrapoler à partir de ses bases axiologiques dans certains cas, car il a très peu écrit lui-même sur le numérique, et c’est alors qu’en être passé auparavant par des études systématiques sur son œuvre est utile. Pourvus d’un tel viatique, nous pouvons notamment tenter de considérer la possibilité d’un humanisme numérique non comme réponse à une panique morale selon laquelle la civilisation numérique serait un oxymore, mais comme un ouvroir potentiel de réflexions et de pratiques des plus fécond.

Promesses et embûches d’un humanisme numérique

Si le travail du couple éducation et humanisme est un thème à la fois classique (Garin, 1957/2003) et vivant (Ernst, 2002; Houssaye, 1993; Masschelein, 2002; Simard et al., 2016/2017) de la philosophie de l’éducation, il nous semble en effet que la numérisation du monde nous pousse à le ressaisir à nouveaux frais. On notera ainsi que les essais et travaux scientifiques se donnant pour objectif soit de prendre la mesure de la mutation anthropologique en quoi consiste l’avènement d’un homo numericus, soit de plaider normativement pour une approche humaniste du numérique, tendent aujourd’hui à devenir un genre en soi (voir notamment : Cohen, 2022; Vallancien, 2017). Dans le même temps, les humanités numériques (Mounier, 2018; Van Hooland et al., 2016; Vinck, 2016/2020) s’imposent progressivement comme un champ académique à part entière, tant dans la recherche que dans l’enseignement.

Une des propositions les plus englobantes et substantielles permettant de saisir ces différents enjeux nous paraît être celle de Doueihi (2008/2011, 2011a, 2011b, 2013; Doueihi & Louzeaux, 2017). Sa thèse structurante est qu’aux trois humanismes successifs définis en son temps par Lévi-Strauss, il conviendrait, avec ce que Doueihi nomme la grande conversion numérique contemporaine, d’en ajouter un quatrième : l’ humanisme numérique. Rappelons que, pour Lévi-Strauss (2000), le premier serait l’humanisme classique de la Renaissance, le deuxième l’humanisme bourgeois et exotique ancré dans les intérêts à la fois industriels et scientifiques des puissances colonisatrices occidentales du xixe siècle, et finalement l’humanisme démocratique qui serait celui du renouveau des sciences humaines dans la deuxième partie du xxe siècle, et en particulier du regard anthropologique qui s’applique, pour penser l’humain, à considérer toute la diversité des cultures et des activités sociales. Dans chacun de ces cas, c’est la découverte d’une altérité, distante historiquement et/ou géographiquement (des textes de l’Antiquité, des pays lointains, des cultures sans États et sans industries au sens moderne et/ou sans monothéisme...) qui vient provoquer des modifications quant à la manière dont les sociétés et les individus qui les composent perçoivent le monde et se perçoivent dans le monde. Or pour Doueihi, la numérisation du monde est un bouleversement de cet ordre :

[L]a culture numérique, en introduisant de nouvelles perspectives sur le vivant et l’intelligent, et en modifiant notre regard sur le social, met en place de nouvelles pratiques qui sont aussi historiques. Notre quotidien est radicalement transformé, façonné par l’ubiquité des supports numériques. Ces nouvelles valeurs sont porteuses d’une mutation qui touche, et de près, au vivant comme à l’intelligent. Elles nous invitent à repenser nos rapports avec l’espace (l’urbanisme virtuel, l’architecture, le lieu, la réalité augmentée, etc.), le temps (la mémoire, les archives, la présence et le temps réel) et l’image (l’amitié, l’icône, l’avatar, l’emblème, le portrait, etc.). (2011b, p. 25)

Cette proposition heuristique est intéressante, car elle permet, associée à un cadre tocquevillien, de penser de concert une véritable mutation anthropologique de ce en quoi consiste la vie humaine hypermoderne dans les cultures à la fois numériques et démocratiques, et donc inévitablement l’éducation comprise comme « ce qui conditionne le devenir-homme de l’homme » (Blais et al., 2008, p. 9) dans un « monde numérique » (Albero et al., 2019, p. 592).

Dans une perspective critique, notons néanmoins que chacun de ses humanismes a pu par ailleurs, dans l’histoire contemporaine des idées en particulier, être épinglé quand pour son occidental centrisme, son androcentrisme, son anthropocentrisme, bref, pour n’être qu’une incarnation non neutre d’un point de vue dominant sur le monde en général, et le monde social en particulier. La sanctuarisation scolaire des humanités réunies en canon a pu elle aussi être critiquée pour son élitisme ou encore son incapacité à témoigner d’une conception inclusive de la formation culturelle. Il est possible d’adopter différents jugements sur de telles critiques, mais il semble compliqué de ne pas tenir compte, pour un éventuel humanisme numérique, d’un tel risque inhérent, et donc de ce qui pourrait permettre de ne pas être justiciable de telles critiques. Qu’en est-il pour la proposition de Douehi? Les choses nous semblent sur ce point ouvertes, puisqu’il écrit en particulier que le

numérique est une nouvelle manière de fabriquer du code et de l’interpréter. [...] Notre défi est de travailler ensemble sur les modalités d’une nouvelle forme de gestion de la mémoire, de l’identité et du savoir, et d’élaborer une éthique. Et cette éthique est à inventer car elle se situe entre les deux éthiques identifiées par Max Weber, celles de l’homme politique et du savant. Deux éthiques, l’une animée par la conviction, la seconde par la responsabilité. Les conflits d’autorité et de légitimité, tout comme les pratiques émanant du code, nous incitent à trouver une autre voie. C’est bien là le projet d’un humanisme numérique. (2013, p. 54-55)

Ce disant, il nous semble que Doueihi, tout en refusant clairement toute forme d’antihumanisme numérique de principe, témoigne d’une part d’une conscience du risque qu’un projet d’humanisme numérique retombe dans le type d’ornières qui ont pu historiquement grever le projet humanisme, et d’autre part du caractère à la fois nécessaire et difficile de l’éviter pour qu’un tel projet puisse se déployer et être reçu comme cohérent et valable aujourd’hui. On voit mieux, ainsi, pourquoi la pensée d’Ogien peut constituer ici un précieux garde-fou pour qui souhaite se lancer néanmoins dans une telle aventure, car le défi fait à l’ humanisme numérique nous paraît bien être de résister à la tentation maximaliste. Un tel humanisme ne se donne pas comme une solution toute faite, à appliquer dans différents domaines, dont l’éducation. Il est une recherche, un problème, et nous progressons en nous y confrontant, à condition de le faire « par une pensée qui se surveille elle-même » (Fabre, 2017, p. 18). Or tout, dans la pensée politique et morale d’Ogien, concourt à permettre au philosophe exerçant dans ce domaine et soucieux de polir ses thèses par une telle démarche autocritique d’avoir de précieux outils pour savoir quand il reste dans de légitimes perspectives heuristiques et de justice, et quand au contraire il risque de profiter de sa position pour faire prévaloir ses propres préjugés sur un sujet de débat vif du moment. Plus précisément, le minimalisme nous aide à ne pas faire du travail philosophique dans ce domaine l’art de prêcher et plaider pour le modèle de perfection humaine personnelle qui a nos faveurs.

Qu’est-ce que le perfectionnisme numérique, quels problèmes pose-t-il, comment les éviter?

Quand on considère différents travaux récents importants tentant des approches ambitieuses et englobantes de ce que pourraient être des éthiques (Agostinelli, 2005; Breton et al., 2007; Germain et al., 2022) et des politiques (Garapon & Lassègue, 2021; Loveluck, 2015) du numérique au xxie siècle7, force est de constater que bien des propositions ne se départissent pas de l’emprise d’une catégorie éthico-politique que l’on nomme le perfectionnisme, qui rassemble peu ou prou tout ce à quoi Ogien cherche justement à s’opposer. Dans un sens générique, le perfectionnisme signifie l’engagement dans des actions pour promouvoir auprès des autres un certain idéal de perfection (de vie réussie ou de bonne société, par exemple), et la tendance concomitante à juger les faits, les êtres et les institutions en fonction de leur affinité ou de leur distance à ce même idéal. Si l’on applique plus spécifiquement la notion à l’étude d’une politique publique, relèverait d’un perfectionnisme numérique toute volonté délibérée de l’État de favoriser des pratiques et usages du numérique jugés par lui plus vertueux et ce au-delà de la simple prohibition légale de ce qui nuit aux autres et du souci de justice. Cela pose la question des fins dont l’État peut légitimement fixer la poursuite en matière d’usages individuels du numérique dans des démocraties libérales contemporaines marquées par un profond et irréductible pluralisme éthique et par l’importance accordée à l’autonomie morale et intellectuelle des personnes (Foray, 2016; Rawls, 1993/1995; Roelens, 2020b, 2022d). Cela confronte aussi, en matière de politiques scolaires, à une alternative que l’on peut formuler en opposant ambition par l’école et ambition pour l’école. Dans le premier cas (par), l’école est le moyen dont le politique se saisit pour promouvoir, dans le social, une certaine conception du bien (par exemple un monde plus ou moins connecté). Dans le second cas (pour), l’objectif est que chaque individu trouve à l’école plus de ressources que d’obstacles pour se déterminer lui-même sur la question du rapport qu’il souhaitera avoir au numérique dans sa vie : l’État, en revanche, renonce par avance à contrôler et/ou à influencer le résultat futur de ses choix individuels et de leurs compositions sociales, il doit seulement garantir qu’ils puissent avoir lieu. Il existe évidemment différentes formes, concurrentes, de perfectionnisme numérique, qui visent toutes un résultat positif différent, et peuvent en cela s’affronter.

Or certaines conceptions de la vigilance critique dans l’abord du sujet du numérique en éducation conduisent à défendre une forme de perfectionnisme numérique au détriment des autres, et donc à concentrer ses attaques rhétoriques et ses réticences pratiques contre tout ce qui éloigne de la mise en œuvre d’un tel programme de perfectionnement éthico-politique des élèves8. Cela nous paraît problématique, et ce pour deux raisons. Premièrement, ces propositions sont souvent faites sans bien discerner les conflits que de telles ruptures du principe de neutralité de l’État pourraient causer dans les sociétés libérales contemporaines. Deuxièmement, ces propositions nous paraissent trop intrusives dans le domaine de ce que Constant appelait la liberté des Modernes, soit le droit pour chaque individu de jouir librement de son bien-être privé tant qu’il respecte la loi. Le type de démarche critique que nous proposons est à la fois plus neutre et plus inclusive : elle ne reconnaît ni ne favorise aucune de ces formes de perfectionnisme, ne concentre pas non plus ses flèches sur aucune d’entre elles : toutes sont jugées également problématiques si elles inspirent, fondent et orientent des politiques publiques d’éducation, mais toutes ont en soi leurs places dans une société pluraliste tant qu’elles relèvent de choix individuels ou de regroupements affinitaires et privés. En proposer plus ou moins au plan normatif nous paraîtrait nous faire inévitablement retomber dans des politiques éducatives — en particulier scolaires — fondées plus ou moins insidieusement sur le type de maximalismes moraux et des conceptions positives de la liberté dont il nous a semblé, avec Ogien, avoir de bonnes raisons de nous défaire.

Si l’on accepte de prendre au sérieux ces problèmes et ses risques, se pose la question des moyens qui peuvent permettre de les éviter, tout en conservant l’exigence de pouvoir formuler des propositions normatives dans la perspective d’une philosophie pratique de l’éducation au numérique. Cela peut se faire en prenant pour horizon régulateur la quête d’un accompagnement (Paul, 2004, 2021) des individus vers le développement d’une prudence 9 numérique. On peut définir cette dernière comme une capacité pour l’individu à avoir une certaine compréhension de la manière dont ses intérêts personnels sont engagés dans les différentes dimensions numériques de son existence, et à être capable d’en user adéquatement pour se rapprocher de la réalisation de ses propres conceptions du bien-être plutôt que de s’en éloigner. Le type de travail critique mené ici nous amène à considérer cet objectif comme le plus légitime, le plus raisonnable et le plus susceptible de faire autorité (Roelens, 2023b) aujourd’hui. Il est en effet compatible avec la compréhension élargie des principes de non-nuisance à autrui et d’égale considération de la voix de chacun tels que les défends Ogien, et qui peuvent aller jusqu’à prendre soin de ne pas nuire à l’autre et lui donner la possibilité de vivre et faire valoir ses choix. Il n’est pas non plus justiciable des accusations de paternalismes et de moralisme d’État, qu’Ogien adresse aux politiques d’éducation morale et civique (2013b), ni de ce qu’il identifiait comme leurs faiblesses épistémologiques et pratiques. Ce faisant, un tel objectif peut être le plus apte à susciter la confiance, comprise comme « disposition à croire que les autres [et les institutions] ne sont pas mal disposés envers la réalisation de nos intérêts » (Weinstock, 2004, p. 162). Or justement, qu’une telle disposition soit largement partagée est crucial pour la définition et la mise en œuvre de politiques publiques, en particulier éducatives, dans des sociétés pluralistes (1999, 2008), comme pour la poursuite d’un humanisme numérique (Doueihi & Domenicucci, 2018). Des politiques publiques du numérique en éducation maximalistes et qui susciteraient la défiance seraient donc contre-productives de ce point de vue, et des approches critiques n’ayant pas le souci de garantir aux individus le maximum de latitude pour mener leur propre vie dans ce domaine en viendraient sans doute à courir le même risque.

Ouverture conclusive : les arts de la critique...

En 1843, dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx risquait la proposition, qui fera ensuite florès, selon laquelle les armes de la critique ne sauraient plus, désormais, remplacer la critique par les armes, du moins pour qui souhaite investir de manière conséquente une posture critique du et dans le social. C’est, nous semble-t-il, une logique du même ordre qui est à l’œuvre lorsque, par exemple, Sadin (2016) en appelle à une « entreprise insurrectionnelle organisée » (p. 231) pour lutter contre ce qu’il nomme la « silicolonisation du monde ». Sur le plan de la philosophie de l’éducation, cela conduit Sadin — plus classiquement — à une énième reconduction de la prescription volontariste d’Arendt (1961/1972) de séparer le domaine de l’éducation des autres pour le préserver des transformations du monde moderne : ici, il s’agissait d’y sauvegarder la possibilité de l’autorité sous sa forme traditionnelle, là, il s’agit de conserver un modèle civilisationnel antérieur (et perçu comme opposé) à la numérisation du monde. C’est paradoxalement une proposition sur laquelle nombre de philosophes de l’éducation divergents sur d’autres points ont pu se retrouver dans bien des débats ayant animé ce champ dans les dernières décennies, tout comme des penseurs ayant des vues très différentes sur l’école ont pu se retrouver dans un discours très opposé à la numérisation de l’école et de la société (Kambouchner et al., 2012).

Nous avons cherché, dans cet article, à faire valoir une perspective critique sensiblement différente. Nous y avons soutenu, en effet, que le double souci manifesté par Ogien de démocratiser la morale et la liberté individuelle constituait un garde-fou précieux et souvent nécessaire pour l’approche critique des mutations numériques contemporaines en éducation. Nombreuses sont en effet, dans ce domaine, les possibilités de confusions entre ce qui relève de la vigilance critique de bon aloi et ce qui dériverait vers un perfectionnisme contestable dans le cadre de politiques publiques mises en œuvre dans une démocratie libérale pluraliste contemporaine. Non moins nombreuses — et aussi rémanentes — sont les forces, théoriques et empiriques, qui s’opposent à la mise en place de ces larges espaces de permissivité qu’Ogien était attaché à voir croître dans l’ensemble des aspects de sa philosophie politique et morale. Dans le domaine de la philosophie de l’éducation, cela nous conduit, aux différents sens du terme, à la prudence. D’une part, cela nous amène à souligner l’importance d’une forme d’éthique intellectuelle précieuse pour qui souhaite faire profession de penser le numérique en éducation, en particulier : une critique pertinente de la numérisation du monde est alors celle où celui qui la met en œuvre parvient à combiner « autoréflexion et autocritique » (Gauchet, 2008, p. 161). D’autre part, cela nous invite à faire du développement par les individus d’une prudence numérique (au sens définit ci-avant) la déclinaison juste et légitime dans le champ problématique exploré par le présent dossier de la fixation de l’autonomie individuelle comme but de l’éducation.

Ainsi conçue, la critique en général — et l’approche critique du numérique en éducation en particulier — est moins une arme qu’un art : elle est ce par quoi nous nous confrontons au monde et à des œuvres de l’esprit comme autant de propositions faites aux individus (Ricœur, 1995), et au contact desquels ils peuvent à la fois se former comme sujet humains autonomes et comprendre le monde pour mieux interagir avec lui. Cette perspective a bien moins de prétentions transformatrices globales que la plupart des approches critiques du numérique, de l’éducation, et du numérique en éducation. Elle nous semble néanmoins avoir une voix originale à faire valoir dans les débats sur la meilleure manière de concilier démocratie et numérique (voir notamment : Cardon, 2010; Cotteret, 2020; Fukuyama, 2021; Lempen, 2014; Taylor, 2014; Vanbremeersch, 2009). Reste à la faire porter dans le domaine des sciences de l’éducation et de la formation. Il est en effet permis de penser que, d’une part, leur multiréférentialité et leur interdisciplinarité constitutive en font un espace de recherche autorisant à faire son miel de l’ensemble des ressources heuristiques pouvant servir un tel projet, et que, d’autre part, une certaine habitude de travailler sur un objet à propos duquel les tentations perfectionnistes sont aussi rémanentes que problématiques et discutées dans le contexte contemporain leur donne un certain « élan » pour aborder un tel obstacle intellectuel.

Notes

  1. Pour des raisons d’espace de textes, nous mobiliserons ici de manière synthétique certains concepts et quelques propositions qui sont le résultat de précédents travaux personnels analogues (Roelens, 2018, 2022a, 2022b, 2022c).
  2. Sur la manière dont le numérique nous invite à relire l’héritage des Lumières, on pourra lire Bronner (2022).
  3. Textes rédigés avant 1911, nous citons ici en fonction de la spécificité de leur réunion/traduction française.
  4. Une manière de lui donner plus d’ampleur serait d’y intégrer plus substantiellement des approches critiques de la technique comme celles de Winner (1986/2022), Illich (2004-2005) ou encore Feenberg (1999/2004, 2010/2016), qui mettent en cause dans leurs analyses l’intégration et l’appropriation des technologies en société. Ces philosophes de la technique partagent en effet bon nombre de questionnements similaires à ceux que nous explorons dans ce texte notamment concernant les liens complexes et les tensions entre technologies, politique, liberté et émancipation. Cependant, dans l’analyse du rapport entre choix politiques et choix technologiques, l’accent est mis chez ces auteurs sur le fait que les seconds influencent les premiers. Dans la perspective que nous explorons — précisée en détails ailleurs dans ses soubassements (Roelens, 2022b), l’accent est inverse (et le rapport au libéralisme et au capitalisme moins défiant, également).
  5. Précisons ici que, pour le dire en empruntant les mots de Rawls (1985/1988), nous faisons ici référence à une conception politique et non pas métaphysique de la liberté individuelle (second registre possible de discussion dans lequel nous n’entrons pas) et des conditions de possibilité de l’autonomie humaine. Comme nous l’avons longuement développé ailleurs (Roelens, 2023a), cette conception assume pleinement son caractère libéral et individualiste au plan normatif, sans pour autant pouvoir être assimilée à ou confondue avec aucune forme existante des néolibéralismes (Audier, 2012) dont la verte critique est un motif rémanent des études critiques aujourd’hui.
  6. Nous ne disons pas plus ici que les effets du numérique en éducation iraient automatiquement dans le sens d’une démocratisation au sens d’une réduction des inégalités scolaires et sociales (voir notamment, sur ce type d’idées reçues ou de fausses évidences, Amadieu & Tricot, 2014) que Tocqueville ne prétend que l’égalité des conditions dont il observe le triomphe en démocratie n’éliminerait d’elle-même les inégalités socio-économique. Le propos se situe ici à un plan plus symbolique, voire émotionnel : les sensibilités sur lesquelles « jouent » la culture numérique sont exemplairement les passions démocratiques dont nous parlait déjà Tocqueville.
  7. Signalons au passage que, dans la sociologie et la philosophie de la technique actuelles et plus globalement des études en sciences, technologie et société, l’investissement du thème du sublime technologique tel que le propose par exemple Mosco (voir en particulier 2004 & 2016) et l’abord critique de la fascination exercée par le développement technologique et économique sur les décisions et options politiques et sociales pourraient permettre de diversifier, d’approfondir et parfois de proposer des solutions alternatives à l’approche proposée ici en partant plutôt du champ de l’éthique normative contemporaine. Nous ne pouvons développer ici pour des raisons d’espace de texte, nous nous contentons de marquer le point, et n’excluons pas de consacrer à l’avenir un texte en propre à cette mise en dialogue.
  8. Cela est par exemple particulièrement prégnant dans les écrits de Sadin (2015, 2016, 2020). Nous avons également consacré ailleurs une discussion critique plus générale à ce type de posture (Roelens & Pélissier, 2023).
  9. Ce concept a une histoire philosophique illustre (Delannoi, 1993), non exempte à l’occasion de maximalisme de la vertu et du devoir. Passée au rasoir d’Ogien, elle peut être comprise simplement comme capacité de discernement, de prise en compte par l’individu de ses propres intérêts à long terme et d’expertise dans l’usage des moyens qui le conduisent à son plus grand bien-être (Roelens, 2020c). Notre usage de la notion de prudence diffère donc fortement de celui fait par nombres de philosophes politiques et moraux néo-aristotéliciens comme Strauss ou MacIntyre — ou, en France, Manent — où il porte en lui une charge critique contre la modernité éthico-politique et la priorité qu’elle tend progressivement à donner à la question du juste sur celle du bien (voir, pour un aperçu synthétique sur ce point, Quelle science du politique?). Nous n’ignorons pas, enfin, que l’usage du concept de phronesis dans le cadre des démocraties contemporaines fortement technologisées pose un certain nombre de questions et problèmes propres de ce point de vue, comme y insiste par exemple Tabachnik (2004). Tout cela justifie pour nous de faire ici un usage lui-même minimaliste de la notion de prudence, qui ne lui donne au demeurant aucune prétention à remettre en question des postulats clés du type d’analyse des démocraties modernes et contemporaines que nous proposons dans nos travaux, comme la pleine légitimité de la passion démocratique du bien-être individuel ou encore la pleine admission des cadres du libéralisme politique au sens de Rawls (1993/1995).

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Autour

Camille Roelens mène des recherches dans les domaines de la philosophie politique et morale contemporaine, de la philosophie de l’éducation/formation, de l’histoire et de l’actualité des idées et de l’approche herméneutique d’œuvres culturelles contemporaines. Il est plus spécifiquement spécialiste du libéralisme, du minimalisme moral et de l’individualisme démocratique. Courriel : camille.roelens@univ-lyon1.fr

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