Volume 49 (4)
Special issue 2023

Les adolescents et les devoirs à la maison : représentations, pratiques, et place du numérique

Teenagers and Homework: Representations, Practices, and the Place of Digital Technology

Elisabeth Schneider, Université de Caen-Normandie

Nicolas Guichon, Université du Québec à Montréal

Résumé

Les devoirs à la maison sont une activité ordinaire des adolescents élèves et sont représentatifs de la permanence de la forme scolaire. Afin de repérer les enjeux actuels en particulier liés au développement des usages du numérique éducatif, une enquête auprès d’adolescents en France cherche à mettre en évidence les dimensions spatiale, culturelle, symbolique et cognitive des devoirs prescrits par les enseignants. L’analyse des discours montre le désarroi des élèves et la perte de sens d’une activité pourtant au cœur de l’activité scolaire.

Mots clés : devoirs à la maison ; littératie numérique ; spatialité des pratiques adolescentes

Abstract

Homework is an ordinary activity in teenagers’ lives and epitomises the permanence of the school form in France. To understand how digitalisation is impacting students’ homework, a sample of adolescents were surveyed to elucidate the spatial, cultural, symbolic, and cognitive dimensions of homework given by teachers. The discourse analysis carried out on the data uncovers students’ disarray and the lack of meaning of this activity which remains nevertheless at the heart of the school equation.

Keywords: digital literacy; school homework; geography of youth practices

Introduction

Chaque soir en rentrant du collège, P., un adolescent lyonnais de 15 ans issu d’une famille de la classe moyenne, va dans sa chambre pour faire ses devoirs. Installé dans son espace de travail délimité par un bureau, des étagères basses et deux affiches, P. conserve toujours son téléphone intelligent à portée de main et dix minutes ne peuvent se passer sans qu’il vérifie s’il a manqué un message. Dans son agenda papier, certains devoirs à faire sont inscrits à la hâte. Mais c’est surtout par la plateforme numérique de son collège que les consignes et les échéances sont communiquées. Pour cet adolescent en difficulté dans la plupart des matières scolaires, les devoirs constituent une activité routinière dont il faut se débarrasser le plus rapidement possible en remplissant sa part du contrat, souvent avec l’aide de ressources en ligne et celle des camarades avec qui il échange sur les réseaux sociaux ou, plus rarement, celle de son frère ou de ses parents.

A. et R. sont des jumeaux de 14 ans, élèves dans la même classe dans un petit établissement rural. Selon eux, peu de travail personnel est exigé par les enseignants. De toute façon, ils effectuent leurs devoirs en cours, tant ils sont efficaces. Quand des travaux plus coûteux en temps sont demandés, ils s’organisent en réfléchissant aux ressources disponibles dans leur chambre : la littérature, la presse locale et nationale, les documentaires, les vidéo YouTube, les échanges avec les pairs et les parents. Ils n’ont pas de téléphone intelligent; l’accès à Internet passe par l’ordinateur partagé en famille dans le salon. Ils n’en ressentent pas le besoin car leurs amis et les informations qu’ils souhaitent sont accessibles autrement que par les réseaux sociaux. Autonomes sur le plan scolaire, ils sont en situation de réussite et n’ont pas d’inquiétude quant aux examens à venir.

Ces deux vignettes, rédigées à partir des entretiens exploratoires conduits au seuil de notre étude, mettent en évidence que l’activité des devoirs à la maison comprend des dimensions spatiales, attentionnelles, sociales, cognitives, et numériques qu’il convient de prendre en compte pour démêler les conditions de participation à cette activité, mais aussi les significations qu’elle véhicule. Si les devoirs à la maison ont reçu l’attention des chercheurs, peu se sont interrogés sur la place du numérique dans cette activité (Grimault-Leprince & Faggianelli, 2021) ou sur la configuration sociale, spatiale et symbolique qu’elle nécessite.

Les devoirs à la maison : quels enjeux?

Se déroulant dans un espace intermédiaire entre sphère personnelle et sphère scolaire, la pratique des devoirs constitue un observatoire privilégié non seulement pour sonder les usages numériques des adolescents (Guichon, 2012), mais aussi pour appréhender les ressources et les stratégies construites « à l’insu de l’école » (Penloup, 2007, p. 7).

Rayou (2009) souligne combien les devoirs jouent un rôle crucial pour accoutumer les élèves au travail personnel et développer, par ce biais, « des dispositions générales à l’autonomie qui constituent le cœur de la culture scolaire contemporaine » (p. 54). Le même chercheur reconnaît toutefois que cette activité rituelle peut « faire l’objet de malentendus » entre les prescriptions des enseignants et l’interprétation des élèves pour lesquels les enjeux de cette tâche supplémentaire, débordant de l’école vers le domicile, ne sont pas toujours « aisément perceptibles[s] » (p. 54).

De surcroît, les devoirs à la maison constituent une pratique « ordinaire et peu remise en cause » (Grimault-Leprince & Faggianelli, 2021) et participent ainsi à la continuité de la forme scolaire en exigeant des élèves leur « soumission à des règles, à une discipline spécifique » (Vincent, 2008, p. 49), même lorsque ces règles et cette discipline ne sont pas explicitées tant elles font partie du format traditionnel et reconnaissable de l’école. Grimault-Leprince et Faggianelli (2021), qui ont conduit une enquête d’envergure auprès d’élèves du secondaire en France, indiquent que plus des deux tiers des élèves déclarent consacrer moins d’une demi-heure entre deux cours d’une discipline à leurs devoirs à la maison, un ratio qui devient toutefois plus important la veille d’une évaluation. Ces mêmes auteurs soulignent que la réussite scolaire ne semble pas liée au temps consacré aux devoirs à la maison. Si cette enquête permet d’identifier les écarts qui se manifestent entre différents profils d’élèves (les « bûcheurs », les « scolaires engagés », les « scolaires traditionnels », les « diligents » et les « peu investis » pour reprendre la typologie proposée), elle ne nous livre que peu d’informations sur le sens construit par ces derniers vis-à-vis de cette pratique ou comment celle-ci se matérialise concrètement chaque soir après les cours. L’approche complémentaire que nous proposons pour cette étude s’inscrit dans la volonté de saisir les enjeux de cette pratique qui est non seulement envisagée comme une facette des pratiques littéraciques des élèves, mais qui est aussi inscrite dans un entrelacs de dimensions d’ordre social (le degré d’aide fournie par l’entourage familial, la collaboration avec les pairs), spatial (l’organisation située de l’activité), et numérique (les dispositifs techniques, les services en ligne, les artefacts). Étant donnée la place toujours plus importante des outils et des ressources en ligne pour la conduite des activités péri- et extrascolaires (Cordier, 2023 ; Entraygues, 2021 ; Penloup, 2012), cela nous conduit à considérer les devoirs à la maison comme faisant partie d’une littératie numérique.

Objet d’un nombre toujours grandissant de recherches (Lacelle et al., 2017 ; Wachs & Weber, 2021), la littératie numérique correspond à un agir complexe qui s’actualise dans une gamme de contextes culturels, en particulier familiaux et scolaires. Elle renvoie à l’ensemble des pratiques sociales du « s’informer-communiquer » qui se déploient sur un continuum qui traverse différents contextes (familial, scolaire, sociétal), et se matérialise dans diverses formes et supports. Elle recouvre l’ensemble des attitudes et des savoir-faire (par exemple savoir chercher de l’information, l’évaluer, l’analyser, collaborer) des individus relatifs aux moyens d’information et de communication disponibles. Enfin, la littératie numérique est socialement située et différenciée, selon que les familles valorisent son développement et ménagent les moyens d’accès aux dispositifs sociotechniques et accompagnent leur prise en main (Downes et al., 2020), ce qui engendre des disparités significatives selon les milieux socioéconomiques des élèves comme cela a été montré empiriquement par Rowsell et al. (2017).

Ainsi, les élèves ne sont pas tous égaux dans leur manière de s’approprier les documents et les informations, de produire des significations pertinentes en contexte, et de se positionner de manière pertinente en fonction des enjeux culturels soulevés par les activités scolaires (Bonnery, 2015).

Les devoirs à la maison mobilisent une complexité cognitive et épistémique, à laquelle s’ajoutent les éléments d’une littératie augmentée par les technologies de l’information et de la communication. On peut donc penser que les inégalités entre les élèves sont renforcées si ces difficultés restent dans un angle mort de l’intervention didactique et pédagogique scolaire puisqu’il est généralement attendu que le travail soit fait sur le temps personnel et qu’il dépend en grande partie du capital scolaire des familles (Bonnery & Joigneaux, 2015 ; Downes et al., 2020 ; Kakpo, 2012 ; Rayou, 2010). En effet, comme le rappellent opportunément Grimault-Leprince et Faggianelli (2021), « les ressources familiales disponibles, en temps et en compétences pour aider à la réalisation des devoirs, sont très inégalement distribuées selon les contextes familiaux » (p. 64).

En bref, l’activité des devoirs à la maison mérite donc de recevoir l’attention des chercheurs afin de déterminer dans quelle mesure l’évolution des équipements et des pratiques liées aux technologies modifie la manière dont les enseignants l’abordent et comment les adolescents les perçoivent et font avec les attentes scolaires.

Méthodologie

Les devoirs constituant une situation emblématique de la vie des jeunes en situation scolaire, il s’agit d’inscrire cette pratique dans un ensemble plus large que la seule réalisation d’exercices, de recherche ou d’apprentissage. Plus précisément, cela suppose d’étudier comment des adolescents font leurs devoirs à la maison (les travaux explicitement prescrits par un enseignante ou une enseignante, qu’ils soient évalués ou non) et comment cela s’organise tant sur le plan matériel, que spatial, social, et cognitif. Accéder au point de vue de l’individu-élève et à son ressenti vis-à-vis du travail scolaire peut permettre de faire émerger les continuités, ruptures, obstacles ou circulation entre les sphères familiale, personnelle et/ou scolaire. La prise en compte de l’adolescent comme sujet de son parcours scolaire, producteur de significations dans ses interactions avec les prescriptions scolaires, les propositions culturelles et médiatiques, et acteur de la circulation de ces significations a orienté nos choix méthodologiques.

Concernant les jeunes et leurs caractéristiques sociales, nous avons jugé important de diversifier l’échantillonnage des participants en incluant des élèves de 12 à 18 ans et allant des premières années du secondaire jusqu’au niveau collégial (BTS).

Deux entretiens exploratoires ont été conduits, l’un auprès d’un collégien de 14 ans en difficulté scolaire, l’autre auprès de deux frères jumeaux du même âge, en situation de réussite sur le plan académique et maîtrisant bien les codes de la forme scolaire ( cf. « Introduction »). Ces entretiens, conduits au domicile des jeunes dans le lieu même où ils font habituellement leurs devoirs, ont permis de faire émerger un certain nombre de questionnements relatifs à l’organisation des devoirs à la maison, à la place des outils numériques dans cette pratique, et aux perceptions vis-à-vis des prescriptions enseignantes. Ces entretiens ont suscité des échanges sur le sens des activités scolaires, sur le rapport au savoir et aux technologies, mais ont aussi mis en évidence les objets et pratiques culturelles adolescentes et celles scolaires tant du point de vue de leur éventuelle mobilisation pour apprendre que de leur circulation.

Ces entretiens exploratoires ont aussi guidé les principes directeurs pour construire un dispositif d’enquête. Premièrement, pour nous donner les moyens d’être au plus près de la parole adolescente, nous avons décidé de ne pas passer par le cadre scolaire afin que nos échanges ne soient pas déterminés par ce contexte propice aux effets de désirabilité. Parallèlement, nous ne nous sommes pas adressés aux parents pour les mêmes raisons. Pour autant, nous souhaitions un environnement facilitant et éducatif : dans un contexte de liberté de parole et inclusif pour aborder des sujets d’éducation avec une diversité d’adolescents non sélectionnés a priori. Nous avons ainsi pris contact avec une association qui œuvre en particulier dans les zones rurales et périurbaines de France et qui est en charge de l’accueil d’adolescents sur les temps périscolaires.

Pour l’enquête proprement dite, nous avons décidé, en concertation avec l’équipe d’éducateurs et après avoir obtenu l’accord des jeunes1 et des familles, d’un protocole en plusieurs étapes. Après un temps informel consacré à présenter le projet, nous avons demandé aux adolescents de dessiner de mémoire le lieu où ils font leurs devoirs en précisant les agencements matériels, les objets, les meubles, en assortissant de légendes quand cela leur semblait pertinent (Heckel, 2018). Une telle représentation permettait de voir ce qui comptait le plus pour les jeunes. Ensuite, la présentation et l’explicitation par chacun de son dessin a nourri le début de l’entretien collectif. Le focus groups, une méthode bien connue en recherche qualitative (Morissette, 2011) et ici soutenue par les dessins, a ménagé un accès aux représentations et aux ressentis des adolescents. Si les relances étaient assurées par la chercheure, les jeunes eux-mêmes contribuaient à la dynamique de l’entretien par leurs questions et leurs réactions. Le sujet des devoirs à la maison concernant des dimensions plurielles de l’activité des adolescents, être en groupe suscite des interactions et des relances entre pairs qui permettent d’aller plus loin dans l’explicitation. En particulier, les réactions en opposition, en étonnement, ont permis à l’enquêtrice de déléguer l’action de relance. La discussion entre jeunes a permis d’accéder à une mise en discours, une argumentation moins retenue. Par ailleurs, le groupe a favorisé l’expression en palliant les difficultés à s’exprimer et la timidité. Deux focus groups ont été organisés successivement et ont permis de recueillir les représentations de 24 adolescents sur leurs pratiques des devoirs2.

Analyse des données

À partir de certains principes de la théorisation ancrée (Anadon & Guillemette, 2007), les dessins et les entretiens capitalisés, transcrits et mis en relation ont constitué un ensemble de discours dont nous avons mené l’analyse. En particulier, il s’agissait de comprendre comment les participants caractérisaient cette activité et comment ils se situaient par rapport à elle. Le lexique de l’organisation spatiale et temporelle, les éléments psychoaffectifs, les usages du numérique ont constitué les trois points d’entrée dans les données.

Nous structurons l’analyse en trois axes : l’organisation pratique des devoirs à la maison, la manière dont les adolescents perçoivent les devoirs et les pratiques d’autoformation qui semblent manifester une littératie numérique informelle.

L’organisation de la pratique des devoirs à la maison

Là où se passe l’activité est un élément crucial de l’approche des phénomènes sociaux, en particulier éducatifs (David et al., 2021 ; Schneider, 2020). Dans la sociologie enfantine ou adolescente, la chambre est un objet d’enquête qui permet de mettre en évidence l’évolution du rapport à la sphère familiale, la prise d’autonomie et la diversification des préoccupations. À ce titre, les travaux sur la culture de la chambre sont un repère pour notre enquête dans la mesure où faire ses devoirs a majoritairement été relié à cet espace personnel par les adolescents participants (Glévarec, 2010).

Une chambre à soi

Les dessins commentés montrent des invariants concernant les lieux dans lesquels les jeunes font leurs devoirs. Tous dessinent une chambre, parfois deux quand ils vivent entre les logements de leurs parents séparés. Celle-ci comporte des éléments apparemment traditionnels mais sur lesquels les jeunes insistent : un grand lit, un bureau, des étagères où ranger les affaires scolaires, mais aussi des cadres, des lampes à éclairage varié, etc. Par ailleurs, cette chambre est décrite comme un espace fermé, sanctuarisé. On ne rentre pas sans prévenir.

Figure 1

T. 14 ans

Une fois rentrés du collège ou du lycée, ils vont « dans leur chambre pour travailler », parfois pour plusieurs heures d’isolement volontaire (Figure 1). Ils prévoient de quoi rester longtemps : à manger, à boire, se divertir (une enceinte pour la musique), un fauteuil, des coussins, des luminaires, tableau et cadres photos et autres objets familiers sont mentionnés comme autant d’éléments nécessaires et choisis (Figures 1 & 2).

Figure 2

D. 12 ans

Parmi les objets qui facilitent le travail scolaire, plusieurs utilisent des post it qu’ils collent au-dessus de leur bureau, des petites feuilles de papier pour mémoire, pour tirer profit de leurs questions, les points essentiels d’un cours et ce, parfois depuis l’entrée au secondaire. Ils s’approprient ainsi leur chambre pour produire un espace de travail personnel et singulier (Figure 3).

Figure 3

M. 13 ans

Les classeurs, cahiers, livres ont souvent une place attitrée dans des étagères adaptées, à proximité du bureau (Figures 3 & 4). Cette organisation sociospatiale contribue à la scolarisation de cet espace privé et constitue sans doute une manifestation de l’implication des parents qui mettent ainsi en place les conditions de la réussite scolaire. Dans l’entretien fait auprès de R. et A., la mère nous fait visiter la chambre et nous explique ainsi les intentions d’aménagements pour faciliter les devoirs. D’autres jeunes disent aussi que les agencements matériels ont été mis en place par les parents, ce qui contraste avec l’absence d’évocation de leur accompagnement de ces derniers sur les activités même.

Figure 4

P. 12 ans

Se mettre au travail : s’organiser ou se divertir ?

Les jeunes expliquent comment ils organisent leur environnement pour se mettre au travail : sortir la trousse, installer les cahiers et les objets scolaires. Les outils permettant l’accès à Internet sont mobilisés simultanément. Ces derniers contribuent eux aussi à l’agencement de ce moment à cheval entre école et temps pour soi. Se « mettre à ses devoirs » recouvre plusieurs gestes qui organisent la délimitation de l’activité. Tous ne font pas les mêmes choix, certains vont « couper les notifications », laissent le portable dans le sac, quand beaucoup d’autres vérifient au contraire qu’ils ne manqueront aucune alerte. Plusieurs adolescents précisent une entrée progressive dans la mise au travail : ils « coupent les notifications », ils regardent Pronote3 pour vérifier le travail à faire, même s’ils ont pour la plupart un agenda papier parce que « les profs rajoutent des trucs ».

L’environnement sonore est un critère pour leur choix du lieu et de l’organisation. Certains disent ne pas supporter le moindre bruit du quotidien, tandis que d’autres, plus nombreux, apprécient une ambiance sonore, la télévision en fond, de la musique systématiquement, même si le volume est raisonnable pour pouvoir se concentrer, disent certains. Cela manifeste l’élaboration d’un agencement spatial ajusté.

La chambre est donc bien le lieu où peuvent s’élaborer des choix censés favoriser la concentration et la mise au travail, tout en étant également un lieu de loisirs (Figure 5). Le contraste semble saisissant entre l’isolement organisé, en cercles concentriques (fermer la porte de sa chambre, mettre ses écouteurs) et la démultiplication des accès et des sollicitations potentielles que l’accès aux services en ligne ménage afin de ne rien manquer.

Figure 5

S. 14 ans

Les perceptions des élèves vis-à-vis des devoirs à la maison

Les travaux demandés dans le cadre des devoirs à la maison s’inscrivent dans la tradition d’une forme scolaire bien établie : apprentissage de textes par cœur, regarder, lire, écouter un document et répondre à des questions, proposer un texte en langue étrangère sur un sujet au choix ou imposé, faire des exercices. De nouvelles pratiques autour des devoirs se sont banalisées depuis une quinzaine d’années avec le numérique. Ainsi, H. (15 ans) raconte le déroulement des tâches demandées, comportant souvent les mêmes étapes dans plusieurs matières : regarder une vidéo, répondre aux questions, attendre la correction en cours. De son côté, N., du même âge, souligne les situations où il faut ouvrir un fichier texte disponible sur Pronote dans lequel est inséré un lien Internet qui mène à une page sur laquelle il faut chercher des informations. Le groupe surenchérit : c’est bien une pratique devenue majoritaire. Le passage par l’outil numérique est systématique pour accéder à la consigne, au document pédagogique, à l’espace de dépôt du travail, ce qui n’est pas sans poser des difficultés techniques : le service Pronote ne fonctionne pas bien sur le téléphone alors que celui-ci est l’artefact le plus massivement mentionné comme porte d’entrée du travail à faire. Par ailleurs, il semble qu’il n’y ait que rarement des formes de production créative ou de mise en projet. Les pratiques culturelles récentes semblent parfois prises en compte dans le choix des supports (vidéo sur YouTube) pour rendre le travail à réaliser plus attractif. Mais les jeunes sont plutôt critiques et développent des manières de faire leur travail en fonction d’un rapport personnel entre l’investissement nécessaire et le gain qu’ils perçoivent dans un commerce où élèves, parents et enseignants ont des intérêts parfois divergents.

Adhésion variée aux prescriptions enseignantes et recours aux ressources numériques

Pour la plupart des élèves, l’adhésion aux prescriptions liées aux devoirs se joue en fonction de la relation avec les enseignants :

La plupart [de mes professeurs] ne regardent même pas [si j’ai bien fait mes devoirs]. Moi, je les fais à chaque fois en français parce que j’aime bien la prof. Par respect pour son cours, alors je les fais. (N., 15 ans)

Ainsi, faire ou non ses devoirs et y engager du temps et de la concentration semblent dépendre, en partie, non seulement de la qualité de la relation pédagogique, de la compréhension de l’utilité de la tâche prescrite (« Des fois, on comprend pas où elle veut en venir », E., 13 ans), mais aussi de l’importance perçue de la matière enseignée, ce qui constitue trois sources de motivation extrinsèque. Parfois, les devoirs sont faits pour certains professeurs comme pour signaler une marque de respect ou de docilité à leur égard dans une négociation complexe qui varie d’un enseignant à l’autre. Cette négociation entre élèves et enseignants culmine au moment où les devoirs sont vérifiés (ou non) et qu’un lien explicite avec les apprentissages est construit (ou non) par les enseignants et enseignantes. A contrario, certains élèves, rares dans notre échantillon, font état d’une motivation intrinsèque comme T., élève dans une formation technique, qui dit faire « des trucs que même les profs ne m’ont pas demandé. Ça fait que j’ai un chapitre d’avance sur les autres » ou comme les jumeaux qui ont « un chapitre d’avance » dans une de leurs matières de prédilection. Il ne s’agit pas de « devoirs » mais de tâches dans lesquelles s’engagent les élèves.

Bien que les outils numériques soient vus, y compris par les élèves interrogés, comme pouvant leur permettre de collaborer pour effectuer leurs devoirs, il semble que les prescriptions des enseignants les conduisent à s’engager dans un travail individuel plutôt que collectif :

Souvent sur les groupes de classe, c’est pratique. On n’a rien à faire. Il y a juste à recopier. Mais des fois, il faut pas le faire, travailler de soi-même. Je vérifie juste si mes réponses, elles sont bonnes ou pas et je note sur une autre feuille les bonnes réponses et je garde ma feuille à moi, parce que ça sert un peu à rien sinon. Mais, après, des fois, si on note pas bien les exercices, si on note quasiment rien parce qu’on comprend rien et ben, on se fait engueuler par le prof. Du coup, il vaut mieux recopier les exercices que les autres ont mis sur le groupe de classe. (S., 16 ans)

Recopier les devoirs faits par d’autres élèves grâce aux outils d’écriture collaborative (par exemple en détournant la messagerie des groupes WhatsApp) ou faire ce travail avec ses seules ressources soulève un dilemme pour S. et pour bien d’autres des participants. L’efficacité du copier-coller le dispute avec le désir d’apprendre pour soi. Des arbitrages s’opèrent entre ce qui mérite un travail personnel et ce qui peut être recopié sans autre forme d’effort cognitif. L’ambiguïté des prescriptions semble entretenue par certains enseignants pour qui l’affichage de la docilité scolaire, vérifiable par un devoir que l’on peut exhiber en classe, se fait au détriment de la possibilité de dire qu’on a compris ou pas une connaissance et qu’on est en mesure de la manipuler. D’ailleurs, très peu de participants soulignent une mise en discours pédagogique des ressources en ligne de la part des enseignants. Par exemple, interrogés sur l’opinion de leurs enseignants vis-à-vis de Wikipédia, R. et A. (15 ans) déclarent qu’« ils en disent rien », qu’« ils en parlent pas ».

Les ressources abondantes sur la Toile permettent ainsi aux élèves de jouer au chat et à la souris avec les enseignants en leur fournissant des moyens pour faire le travail à moindre coût. C’est le cas des traducteurs automatiques, comme DeepL ou Google Traduction, plusieurs fois mentionnés par les enquêtés comme des occasions de friction, dont il faut savoir user stratégiquement pour que leur usage reste acceptable aux yeux des enseignants.

Plusieurs sites sur la Toile permettent d’ailleurs de tromper la vigilance des enseignants :

Y’a un site, ça permet de reformuler des phrases et souvent c’est le dimanche soir, quand on n’a pas fait le travail, alors on essaie de rattraper les autres. Du coup alors je demande le travail de quelqu’un d’autre, je reformule et ça fait le job. (G., 16 ans)

Ainsi, les outils numériques semblent bousculer la forme scolaire liée aux devoirs car ils fournissent une gamme de moyens (traducteurs en ligne encyclopédie en ligne, devoirs déjà faits que l’on peut plagier, astuces pour reformuler, etc.) propices à s’acquitter à moindre frais de cette tâche scolaire dans un pas de deux avec les enseignants qui ménagent une certaine cécité vis-à-vis des mésusages des ressources en ligne.

Le désarroi des élèves face aux devoirs

Concurrence d’activités et dépossession du temps personnel

En raison du lieu où elle se déroule, l’activité des devoirs à la maison entre en compétition avec d’autres activités non scolaires, ce qui oblige les adolescents à fragmenter leur temps entre l’une et l’autre comme le rapporte G. :

À chaque fois, c’est 30 minutes de travail, 20 minutes de pause, 30 minutes de travail, 20 minutes de pause. Et quand j’en ai marre, je m’arrête. J’ai pas envie de me forcer parce que sinon, ça me dégoûte. (G., 16 ans)

Cette stratégie, consistant à alterner devoirs et loisirs, permet de s’acquitter d’une tâche souvent perçue comme une corvée comme cela appert à travers les choix lexicaux (« marre », « forcer », « dégoûter ») de ce jeune.

Toutefois, tous les participants ne parviennent pas à organiser l’allocation de leur temps de manière aussi étanche entre les activités. Les jeux ainsi que les réseaux sociaux et les notifications qu’ils génèrent créent des distractions et des interférences qui viennent perturber l’activité des devoirs :

Moi je fais un trio avec les réseaux sociaux, les jeux et les devoirs. À un moment, je suis en train de faire un exercice, je vois un message, je réponds, sauf qu’en même temps je suis sur les réseaux sociaux. J’y passe plusieurs minutes. (D., 13 ans)

La difficulté à donner du sens à l’activité des devoirs est patente dans certains cas avec des adolescents qui évoquent un état de léthargie où le travail intellectuel est limité et où l’engagement est minimal :

Des fois, je suis sur une chaise comme ça, je suis les mains dans les poches, je regarde dans le vide, et je fais rien. J’écoute de la musique mais, au fond, je fais rien. Je suis passif. (D., 13 ans)

Le manque d’engagement et d’intérêt conduit certains jeunes à mettre en scène un simulacre d’activité, pour donner le change aux parents et peut-être à eux-mêmes ; cela consiste à réunir les conditions pour se mettre au travail sans toutefois y parvenir :

Je me mets en mode devoirs, mais sans faire mes devoirs. J’ai une feuille posée sur mon bureau. J’ai à manger et à boire. J’ai tout sorti et tout, prêt à les faire mais, en fait, je suis sur mon PC [ éclats de rire général ]. Bah du coup, je les fais pas. (N., 15 ans)

En général, les devoirs apparaissent comme une pression, à la fois lancinante et inquiétante, de l’école sur les adolescents. Ils éprouvent de la difficulté à se saisir de cette opportunité de prolonger le travail scolaire de manière satisfaisante. Ce ne sont pas les conditions externes (matériel, espace de travail) qui influencent négativement cette mise au travail, à l’exception des outils numériques qui provoquent des dispersions de l’attention, mais la difficulté des jeunes à dégager le sens d’une activité qui semble tourner à vide.

Pratiques différenciées selon les contextes culturels et familiaux

Dans le cas des jumeaux interviewés lors de la phase exploratoire, les devoirs ne sont pas l’enjeu principal du travail à la maison parce qu’ils sont en situation de réussite et ont une routine rodée. La valeur culturelle des savoirs mobilisés à et pour l’école s’inscrit dans un ensemble plus large. La vie quotidienne, les lectures partagées avec les parents, les activités de loisir constituent tout un réservoir de situations d’apprentissage. Interrogés sur leurs devoirs, ce n’est pas la tâche à faire qui est l’objet du discours des deux frères, mais le savoir à acquérir ou la discipline concernée, mobilisant des stratégies culturelles d’apprentissage. Ainsi les exposés en histoire deviennent matière à parler BD, jeux de rôle et jeux vidéo : « Ouais voilà/par exemple du coup j’ai cette BD qui m’a été offerte par ma marraine c’est un peu dur mais du coup ça donne quelques infos pour le cours de SVT » (A., 14 ans).

En revanche, pour les adolescents de milieux sociaux et familiaux populaires, il semble y avoir un écart entre les savoirs mobilisés à l’école et ceux de la vie quotidienne. Ces savoirs semblent entretenir parfois des liens de proximité mais n’en respectent pas les codes culturels. Les apprentissages non scolaires n’ont pas de place à l’école quand bien même ils concernent les contenus travaillés. S. (16 ans) explique qu’elle s’appuie sur des vidéos TikTok pour mieux appréhender l’éthologie canine, domaine en lien avec sa formation en maison familiale rurale. Son enseignante invalide les informations collectées alors qu’il s’agit d’une vidéo faite par un professionnel en raison de la plateforme de diffusion et du format court réputé superficiel.

Ce qui relève du numérique est différenciant à plusieurs titres dans l’économie familiale des jeunes. L’équipement et les accès soulèvent la question de la régulation par les familles ou les responsables éducatifs. Les équipements semblent variés et présents dans toutes les familles avec des stratégies différenciées de mise à disposition. Ainsi les ordinateurs portables ou fixes sont souvent partagés et on préfère des tablettes et des téléphones intelligents pour un usage individuel. Par ailleurs, l’accès aux ordinateurs personnels est facilité ou non selon qu’il est considéré comme nécessaire au travail scolaire, ce qui est peu le cas dans notre enquête. Les usages majoritaires du numérique éducatif reconnus par les parents semblent être la recherche d’information en ligne et la communication et non la production de contenus (rédaction, devoirs maison) ou l’utilisation de logiciel spécifique. Le téléphone et la tablette peuvent paraître alors suffisants. L’explicitation du travail attendu et le rôle joué par les technologies gagneraient à être au cœur des attentes concernant les devoirs. D’autant que, comme l’ont souligné Fontar et al. (2021), ce ne sont pas tant les variables socioéconomiques qui jouent un rôle dans les régulations familiales que la représentation du numérique dans le travail scolaire et l’éducation en général.

Conjointement, les enjeux sociaux, culturels et cognitifs des savoirs, des compétences à acquérir semblent sous-estimés dans l’enseignement, renforçant les inégalités éducatives puisque revient aux familles la charge de donner du sens aux activités scolaires et de montrer en particulier comment les contenus accessibles en ligne peuvent être un appui pour celles-ci si on en possède les clés de compréhension. Plusieurs adolescents interviewés évoquent le discours de leurs parents sur les usages du numérique, sur le temps passé devant les écrans, sur la sécurité sur les réseaux et les précautions nécessaires même si, une fois la porte de la chambre fermée, on voit qu’il n’y a généralement pas d’intervention spécifique4. Entre les jeunes des groupes de discussion et les enfants d’enseignants, le clivage est net quant aux discours tenus et aux ressources mobilisées. L’adéquation entre les cultures familiales et les attentes scolaires semble facilitatrice de la mise au travail et de la persévérance.

Discussion

Les devoirs à la maison : une activité pertinente pour saisir les difficultés persistantes du lien école-famille dans ses différentes dimensions

Les plateformes numériques, désormais banalisées dans la plupart des établissements scolaires français, donnent accès et visibilité aux prescriptions liées aux devoirs non seulement aux élèves mais aussi à leurs parents, et remettent nolens volens ces derniers dans la boucle des apprentissages. Si, avec certains parents, les devoirs peuvent devenir des sujets de conversation riches et des occasions de créer des liens avec des savoirs non scolaires, comme on l’a constaté avec les frères jumeaux dont les parents sont tous deux enseignants, ils semblent plus fréquemment occasionner des frictions entre adolescents et parents. En tout cas, l’interprétation de ce qui fait qu’un devoir à la maison est correctement effectué paraît varier selon la compréhension de la forme scolaire par les parents, plutôt que de leur seule appartenance à une classe sociale. Plus que jamais, il semble nécessaire de fournir des occasions aux parents de rencontrer les membres de la communauté enseignante afin de conduire avec eux un travail d’explicitation et de clarifier les attentes à l’égard des élèves, l’effort attendu et, surtout, les objectifs en jeu. Parce qu’ils se situent à l’intersection entre les sphères familiales et scolaires, les devoirs à la maison pourraient constituer un objet de transaction entre ces deux sphères qui communiquent trop peu, voire qui manifestent une défiance réciproque (Akkari & Changkakoti, 2009).

Notre étude met également au jour un manque d’explicitation de la part des enseignants et des enseignantes à leurs élèves : au-delà de correspondre à l’ethos d’un enseignant exigeant parce qu’il donne des devoirs, il ne semble pas toujours clair pourquoi un travail à la maison est demandé après un cours, à quoi il va servir dans la construction des connaissances, combien de temps il va prendre, comment il doit être effectué, et quel usage des ressources numériques il requiert éventuellement. Sur ce dernier point, nous avons observé une carence dans la mise en discours pédagogique comme si la plupart des enseignants entretenaient une certaine cécité vis-à-vis des ressources numériques, pourtant largement utilisées par les élèves, et ne parvenaient pas à leur accorder une valeur pour faciliter les apprentissages formels et informels (Grassin & Guichon, 2019). La formation initiale et continue des enseignants pourrait les inciter à mieux cerner les usages et mésusages du numérique par les élèves afin de leur permettre de développer un discours et des pratiques d’accompagnement plus en phase avec les pratiques numériques des adolescents (Bisaillon et al., 2020 ; Erstad, 2011 ; Fluckiger, 2008). Plus globalement, la question des devoirs et de leur place dans les apprentissages pourrait faire davantage l’objet de formation pour éviter que cette activité ne demeure le vestige d’une forme scolaire de plus en plus incongrue aux yeux des élèves (Grimault-Leprince & Faggianelli, 2021).

Enfin, notre étude contribue à enrichir la réflexion sur la littératie numérique et les compétences qu’il s’agit de développer chez les élèves au sein et en dehors de l’école. Parmi celles qui concerne les devoirs, nous relevons dans les discours des adolescents des verbalisations renvoyant à des capacités spécifiques, dont ils semblent développer des éléments le plus souvent de manière informelle et avec leurs pairs :

Ces compétences soulèvent une question pédagogique et didactique. En effet, elles sont développées par les adolescents au fil des opportunités de leurs activités en ligne et parfois en cherchant à ne pas faire le travail demandé par les enseignants. Si elles sont travaillées en contexte d’enseignement-apprentissage, alors qu’elles relèvent d’un véritable agir en contexte numérique, cela n’apparaît ni dans les attentes des enseignants ni dans l’expression des élèves.

Si nous ouvrons la réflexion sur la littératie numérique, c’est bien parce que de manière incidente et évidente dans cette enquête, elle apparaît comme un impensé des usages du numérique. Il convient de former les futurs enseignants et enseignantes aux différents aspects de la littératie numérique des élèves en incluant ce qui a trait au travail à la maison que les recherches en didactique ont parfois tendance à négliger. Mieux comprendre, par le biais des recherches, comment les élèves font leurs devoirs et quel sens ils accordent à cette activité constitue donc un enjeu important dès lors que l’usage des outils numériques incite la communauté éducative à redéfinir le contrat didactique.

Enfin, des pratiques informelles mériteraient d’être interrogées quant à leur rôle didactique et pédagogique alors qu’elles sont aujourd’hui relativement installées : apprendre une langue en jouant avec les sous-titres, apprendre à partir de vidéos qui deviennent des ressources. La place des tutoriels est à ce titre éloquente. Jugés auparavant rébarbatifs, ils semblent aujourd’hui parmi les jeunes un mode privilégié d’accès à l’information (Barrère & Pasquier, à paraître).

Conclusion

En rendant possible la mise en discours des pratiques, la confrontation et l’explicitation, les entretiens collectifs permettent d’accéder à des formes de réflexivité en situation, mais mettent aussi au jour le recul que les adolescents ont sur les finalités et les conditions de réalisation des devoirs qu’on leur donne. L’entretien collectif permet de mettre en récit le vécu des demandes scolaires en le mettant en lien avec les autres dimensions de la vie adolescente. La prise en compte de ce point de vue des acteurs pourrait, comme le souligne Loquais (2022) à propos des jeunes adultes dans des dispositifs de réinsertion, favoriser une intervention pédagogique plus pertinente.

Considérer l’adolescent comme sujet capable de contribuer à la formulation de ses besoins, de s’approprier les éléments de son parcours éducatif est conjoint à la manière dont on considère les usages du numérique éducatif. En effet, approcher ceux-ci à partir des pratiques et des attentes scolaires réduit l’adolescent à un être fictif et assujetti. La complexité du tissu social, éducatif, cognitif, technique dans lequel s’insère l’agir adolescent nécessite pour les enseignants de reposer les éléments d’une pédagogie à la hauteur de ces enjeux. Cette approche écologique (Jenkins et al., 2015) prend en compte le sujet adolescent apprenant comme participant, créateur, et producteur de significations dans des interactions multiples au fil de ses activités (Erstad & Sefton-Green, 2012 ; Lemke, 2012).

Malgré son caractère exploratoire, cette enquête met en évidence les localisations et les circulations des contenus scolaires, les processus éducatifs formels et informels, les interactions entre acteurs et ressources, qu’il s’agisse de localisation en ligne ou hors ligne. Les enjeux de proximité et de distance sont essentiels pour comprendre ce qui se joue. En particulier, l’écart entre les ressources prescrites par les enseignants pour faire le travail, disséminées sur différents espaces (YouTube, ENT, etc.) et celles, davantage sociales, mobilisées par les adolescents (TikTok et autres réseaux sociaux, sites de jeux, etc.) sans minorer la part matérielle des équipements, élément essentiel de l’agencement de l’espace personnel des adolescents.

La diversité des âges et des classes d’appartenance représentées dans notre étude est une limite pour dégager des conclusions fortes. En revanche, elle donne à voir un panel de pratiques et de discours d’étonnement partagés de 12 à 18 ans. Certains indices semblent aussi aller dans le sens d’une accentuation du découragement au fil de la scolarité. Cette enquête avait pour objectif de reprendre la mesure du sens du travail scolaire et personnel pour les adolescents dans un contexte où tout semble avoir été dit sur l’apport du numérique éducatif. Il s’avère que les éléments dégagés peuvent constituer autant de pistes pour les enseignants et enseignantes. La réflexion sur les enjeux didactiques et pédagogiques est à poursuivre et avec une enquête à la fois plus large et plus précise, dans la filiation des travaux en éducation et sociologie scolaire cités en prenant pleinement au sérieux le désarroi adolescent (et probablement parental) vis-à-vis des devoirs et activités liés.

Notes

  1. Les jeunes ont été avertis qu’ils pouvaient à tout moment interrompre leur participation ou ne pas répondre. La seule condition était qu’ils veuillent bien le préciser pour que l’on fasse la différence entre refus et réserve ou timidité.
  2. Ces adolescents sont issus de familles de classes moyennes et défavorisées, vivant dans une zone dite de stabilité économique et de soutien culturel, mais avec une part non négligeable de non diplômés chez les 15-24 ans (Atlas académique des risques sociaux d’échec scolaire : l’exemple du décrochage, p. 44-46). Les adolescents se répartissent de la manière suivante : 13 sont élèves de collège répartis sur les 4 années, 8 élèves sont en lycée général dont 2 en brevet de technicien supérieur + 1 en CAP, formation par apprentissage, et 1 en maison familiale rurale ; 15 jeunes de l’ensemble sont des filles. D’autres éléments seront précisés au fur et à mesure des verbatims.
  3. Logiciel de gestion scolaire présent dans les établissements français qui propose de nombreux services, dont un cahier de texte numérique sur lequel les enseignants notent le travail à faire.
  4. Dans notre enquête, un seul cas d’interdiction pour des jeunes en famille d’accueil et un adolescent a fait état de règles strictes sur le temps des écrans et le temps des devoirs mais qu’il jugeait inappropriées pour son âge (E., 14 ans).

Références

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Auteurs

Élisabeth Schneider est enseignante-chercheuse à l’Université de Caen en Normandie - France. Ses recherches qualitatives portent sur les usages du numérique en éducation et formation. Elle a contribué au développement d’un réseau de chercheurs francophone sur une approche sociocritique du numérique en éducation. Courriel : elisabeth.schneider@unicaen.fr

Nicolas Guichon est professeur en didactique des langues à l’Université du Québec à Montréal. Il conduit des recherches sur l’intégration du numérique dans l’enseignement des langues, sur la multimodalité, et sur la littératie numérique. Il est l’auteur de deux monographies et le coéditeur de deux ouvrages collectifs et compte à son actif une cinquantaine de publications dans des revues diverses. Courriel : guichon.nicolas@uqam.ca

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