Volume 49 (4)
Special issue 2023

Le numérique comme fait social total

Digital Technology as a Total Social Fact

Pascal Plantard, Université Rennes 2

Matthieu Serreau, Université Rennes 2

Résumé

Cet article questionne les dimensions personnelles et collectives des parcours d’appropriation des technologies numériques par les enseignants, les élèves et les familles en se focalisant sur l’évolution de leurs pratiques numériques durant les confinements de 2020 à 2022 en France. Une approche qualitative par entretiens ethnographiques et observations participantes vient compléter les données quantitatives recueillies à partir de cinq enquêtes. Les résultats présentent différentes dynamiques d’appropriation et questionnent les relations entre les différents acteurs. Nous constatons qu’en étudiant les usages des technologies numériques on peut saisir les trois dimensions essentielles du fait social total : sa profondeur historique notamment au niveau des techno-imaginaires ; les signaux faibles qui émergent des nombreuses études d’usages et enfin les transformations psychodynamiques à la fois individuelles et collectives dans la construction des normes sociales d’usages du numérique, particulièrement perceptibles en éducation depuis la pandémie. Ces travaux éclairent et interrogent les représentations, les usages et les imaginaires liés au numérique dans l’éducation et, en particulier, la notion contestable de « digital native ». L’analyse des signaux faibles et des transformations psychodynamiques à l’œuvre pendant les différents confinements atteste d’une contagion du dessaisissement parental vis-à-vis du numérique vers un dessaisissement éducatif et appelle à un ressaisissement collectif.

Mots-clés : anthropologie des usages ; pratiques numériques éducatives ; fait social total ; pandémie

Abstract

This article questions personal and collective dimensions of the appropriate processes of digital technologies used by teachers, students, and families by focusing on the evolution of their digital practices during the COVID-19 lockdowns of 2020 to 2022 in France. A qualitative approach by ethnographic interviews and participant observations supplements the quantitative data collected from five surveys. The results present different dynamics of appropriation and question the relationships between the different actors. By studying the uses of digital technologies, we can grasp the three essential dimensions of the total social fact: its historical depth, particularly at the level of techno-imaginaries; the weak signals that emerge from numerous usage studies; and finally, the psychodynamic transformations, both individual and collective, in the construction of social norms for the use of digital technology, particularly noticeable in education since the pandemic. These works shed light on and question the representations, uses, and imaginaries linked to digital technology in education and, in particular, the very questionable notion of “digital native”. The analysis of the weak signals and the psychodynamic transformations at work during lockdowns attests to a contagion of parental divestiture vis-à-vis digital technology toward educational divestiture and calls for collective reorganisation.

Keywords: anthropology of uses; educational digital practices; social fact total; pandemic

Exploration anthropologique de l’évolution des pratiques numériques éducatives pendant les confinements de 2020 à 2022

Par des recherches cumulatives, comparatives et multiscalaires, nous tentons l’articulation de l’analyse des pratiques numériques dans l’éducation formelle scolaire avec les pratiques numériques personnelles des élèves, des familles et des enseignants. Nous utilisons une méthodologie mixte basée sur cinq enquêtes quantitatives1 réalisées auprès des enseignants, des élèves et des familles, complétée par une approche qualitative fondée sur des entretiens ethnographiques et des observations participantes à différentes périodes de la pandémie de COVID-19. Nous estimons que la période des confinements de 2020 à 2022 était une période très propice pour observer les mouvements de translation de la forme scolaire au sein des familles contenus dans l’expression « l’école à la maison » ainsi que l’hypothèse d’un « fait social total numérique » en éducation au début du xxie siècle.

En préambule, les résultats des enquêtes de 2019 et 2020

L’enquête CAPUNI (janvier-juin 2019, n = 7500) démontre que le suivi de la scolarité des enfants est en cours de massification (Bretagne 37 % - France 30 %). Dès le 17 mars 2020, premier jour du confinement, nous avons monté une enquête CAPUNICrise, miroir « confiné » de l’enquête CAPUNI de 2019 (n = 2500). Nos données indiquent que 40,71 % des parents se disent « très impliqués » avec leurs enfants pendant l’épisode « école à la maison » du premier confinement. Ils estiment savoir réaliser beaucoup plus de choses avec le numérique. Elles montrent aussi que 17 % des parents concernés par l’école à la maison ont rencontré des difficultés : pour 9 % d’entre eux, celles-ci étaient liées à l’usage des technologies et pour 11 % liées au suivi scolaire. Dans les familles, tous nos répondants ou presque pointent l’absence d’un ou plusieurs enseignants.

Un des effets majeurs de la pandémie est d’avoir augmenté la fréquence des échanges entre enseignants et parents. Pour les familles ayant des enfants scolarisés dans le 1er degré, les échanges avec les enseignants ont littéralement explosé pendant le confinement avec 95 % d’échanges habituels ou ponctuels et 78 % répondent que ces échanges n’existaient pas avant. Pour le 2d degré, les échanges avec les enseignants atteignent 94 % d’échanges habituels ou ponctuels et 55 % répondent que ces échanges n’existaient pas avant.

Notre point d’entrée concernant les pratiques numériques des enseignants est une enquête en ligne menée en décembre 2019 (n = 936 enseignants du 2d degré). Elle se déroule fort opportunément quelques mois avant le premier confinement.

Les points à retenir concernant les pratiques enseignantes de 2019 sont :

Nous avons relancé, au printemps 2020 dans le cadre de CAPUNICrise, une enquête en ligne comparable à celle de décembre 2019, mais adaptée au contexte (n = 525 ens 2d). Si la comparaison est impossible statistiquement, elle nous donne cependant des indications de tendances intéressantes pour poursuivre les recherches puisque l’enquête indique que le premier confinement aurait poussé les enseignants des 50 % médians vers des usages plus importants du numérique dans la mise la disposition de ressources pédagogiques, de scénarisation de cours et d’enseignement à distance.

Afin de faire entendre ce que les lycéens ont à nous dire sur le premier confinement du printemps 2020, nous avons mis en place en février 2021 un questionnaire ouvert et en ligne avec de larges plages qualitatives, destiné aux étudiants de première année de licence à Rennes (mars-avril 2021, n = 530), étudiants qui étaient donc lycéens l’année précédente. Outre les items permettant de qualifier les répondants ainsi que leur niveau d’équipement en appareils numériques, il a été demandé aux étudiants comment ils avaient perçu la façon dont les enseignants communiquaient entre eux ; la façon dont les enseignants communiquaient avec leurs élèves ; et la façon dont les élèves communiquaient entre eux. Ces données d’enquête spécifiques sont complétées par des ateliers de recherche coopérative (Plantard et al., 2022) avec des enseignants volontaires au sein des forums éducation et recherche (FER) de l’académie de Bretagne. Enfin, des campagnes d’entretien d’enseignants (40), d’élèves en binômes (80), et de focus groups en classe (5), ont été effectuées et apportent des données qualitatives complémentaires.

Nous observons que 40 % des étudiants ont ressenti une communication entre enseignants plutôt mauvaise (faible, voire inexistante) ; 18 % ont un ressenti plutôt mitigé sur la question, 24 % des étudiants ont trouvé cette communication plutôt bonne, et 19 % n’ont pas répondu. Concernant la communication qui s’est établie entre eux et leurs enseignants, 11 % des élèves l’ont trouvé mauvaise, 37 % ont un ressenti positif, et 3 % n’ont pas répondu à la question. Les éléments qualitatifs dont nous disposons montrent un contraste très fort sur ce sujet. Bien que les élèves n’aient que des « perceptions » de la façon dont les enseignants ont professionnellement vécu cette période, leurs témoignages attestent de la grande hétérogénéité des situations. La situation des enseignants décrocheurs de la continuité pédagogique est très préoccupante. Même s’il est difficile d’obtenir un pourcentage fiable, de nombreux élèves et groupes de classes ont signalé la disparition totale de certains enseignants pendant les confinements. S’il y a des situations critiques de santé, de technophobie ou de burn-out, il y a aussi des enseignants minés par des conflits de légitimité entre la forme scolaire classique à laquelle ils sont arrimés et cette évolution rapide, pendant le confinement, s’appuyant sur les technologies numériques. Les questions de l’écoute et de la bienveillance ainsi que des ingénieries pédagogiques et didactiques sont centrales et récurrentes dans les témoignages complémentaires des élèves, en contrepoint du sentiment largement exprimé par les enseignants d’une maltraitance institutionnelle (Grimault-Leprince, 2022).

L’analyse concernant la communication entre lycéens pendant le confinement met en avant une perception positive (69 %) :

Ce sentiment d’avoir eu le temps est confirmé par les données d’enquête. Néanmoins, l’envahissement des écrans dans les pratiques personnelles et scolaires a vite trouvé ses limites dans les surcharges émotionnelles et cognitives qu’il a induites, non compensées par l’absence d’interactions humaines incarnées.

Les enquêtes de 2021 et 2022

Nos enquêtes précédentes se heurtent à un certain nombre de limites comme le contexte culturel et social relativement homogène des échantillons en [Bretagne] ainsi que le temps de collecte limité. Dans le cadre du groupe de travail GTnum DISPAR soutenu par la Direction du Numérique pour l’Éducation (DNE), nous poursuivons la collecte de données par entretiens et focus groups d’élèves et d’enseignants de septembre 2021 à décembre 2022 sur :

Ces données viennent compléter et enrichir les résultats des recherches présentées ci-dessus. Dans ce projet, nous nous sommes demandé de quelle(s) façon(s) s’est organisé le lien à distance entre enseignants, entre élèves et entre enseignants et élèves à la suite des différents confinement(s). Nous avons abordé cette question à travers une triple focale :

Notre démarche a commencé par la création d’un corpus d’établissements représentatifs des trois académies.

Pour la Bretagne, notre enquête a concerné :

En Pays de la Loire, ont été explorés :

En Martinique compte tenu de la situation sanitaire, la collecte a été plus compliquée à organiser. Sur un temps de mission très resserré (cinq jours au printemps 2022), nous avons procédé à plusieurs focus group de 1 h 30 avec des élèves volontaires (respectivement CM2, 3e et terminale) dans :

Les entretiens menés dans les différents établissements ont été retranscrits et les verbatims ont ensuite été classés à l’aide d’une grille d’analyse thématique permettant de classer les différents propos selon qu’ils concernent les usages dans le cadre scolaire, dans le cadre privé ainsi que les différents types d’échanges en fonction des interlocuteurs (avec les enseignants, avec les pairs, avec la famille).

Résultats

De la difficulté à garder le lien

Observations dans les écoles élémentaires

En Martinique, les élèves ont affirmé ne pas avoir eu de cours en visioconférence avec leurs enseignants. Les échanges ont plutôt eu lieu par l’ENT et/ou la messagerie par l’intermédiaire des parents. Si les élèves mentionnent le recours à la visioconférence, c’est dans le cadre d’échanges privés, c’est-à-dire pour communiquer avec la famille par des applications comme WhatsApp ou Discord. Cette thématique a été souvent évoquée dans cette région (en élémentaire comme en collège), le lien avec la famille, notamment lorsque celle-ci est en métropole, s’avère crucial. Les élèves interrogés faisaient part de leur « inquiétude » pour leurs frères et sœurs poursuivant des études en « France continentale » et donc confinés, et loin de leur famille.

Les élèves de l’école élémentaire des Pays de la Loire ont mentionné avoir eu quelques séances de visioconférence durant le confinement du printemps 2020, lorsqu’ils étaient en CE2. Selon leurs témoignages, ces séances étaient plutôt des « temps de débat » ou de discussion avec les élèves. Un certain nombre des élèves interrogés mentionnent que l’enseignante semblait s’intéresser à eux « plus personnellement » durant cette période. Comme le dit l’une d’entre eux, en parlant de son enseignante lors de ces classes à distance : « Le plus souvent c’est qu’elle disait “comment vous vous sentez?”, “est-ce que ça va bien?”, des choses comme ça » (élève CM2, Pays de la Loire).

En Bretagne, les élèves ont affirmé ne pas avoir eu recours à des dispositifs d’enseignement par visioconférence. Là aussi, c’est l’ENT et la messagerie institutionnelle qui ont permis de garder le lien entre les familles et les équipes pédagogiques. Deux familles éloignées de l’école et en difficulté ont pu être jointes par téléphone, sur un motif scolaire mais également pour prendre des nouvelles. Pour ces familles, les ressources étaient déposées dans leur boîte aux lettres soit par les enseignants, soit par des familles voisines.

Compte tenu de leurs compétences, certains enseignants ont proposé des dispositifs autres que la visioconférence, par exemple, cette enseignante qui proposait des « capsules » audio à ses élèves :

Avec les élèves je faisais pas de visio, je m’enregistrais, c’était l’année où je faisais de la web radio, j’ai continué ce processus en m’enregistrant et en leur faisant des tutos pour qu’ils s’enregistrent, je partageais cela sur l’espace de classe TOUTATICE2. (enseignante CM2, Bretagne)

Pour cette enseignante, il s’agissait donc plus de garder le lien que de proposer des activités purement scolaires :

Sinon tout le travail était déposé sur TOUTATICE, en essayant que ça soit vivant et ludique. Les élèves aimaient bien, ils disaient que c’était comme une surprise tous les matins. Après, c’était bien de garder le lien mais au niveau des apprentissages, beaucoup d’énergie pour grand-chose [...].

Les élèves des trois régions ont mentionné le recours à la visioconférence mais dans le cadre d’échanges privés dans le cercle familial et/ou amical pour communiquer avec la famille par des applications comme WhatsApp ou Discord ou participer aux « apéros Zoom » que certains parents organisaient avec leurs amis.

Observations dans les établissements d’enseignement secondaire

En ce qui concerne le secondaire, garder le lien a été un véritable défi pour les enseignants, les professeurs principaux se sont sentis particulièrement investis dans cette mission. Souvent, c’est une multiplicité de dispositifs qui ont été utilisés afin de toucher le plus grand nombre d’élèves. Parmi les enseignants interrogés, on constate que les sujets des échanges relevaient plus de la motivation, du soutien que du scolaire proprement dit :

J’ai vraiment mis l’accent sur mon accompagnement en tant que prof principale, c’était... Ma priorité c’était de m’assurer que mes élèves n’étaient pas en détresse, allaient bien... J’étais prof principale d’une classe de 25 élèves et j’ai plus de la moitié qui a totalement décroché, vraiment totalement. (enseignante Terminale, Bretagne)

Si les dispositifs de visioconférence sont évoqués par les élèves sur nos trois régions d’études, c’est le plus souvent de manière négative : plus que le manque de compétences de certains enseignants, ce sont les difficultés techniques qui sont évoquées (bugs, déconnexion intempestive) ainsi que des difficultés à se déconnecter (où trouver le lien de connexion, les identifiants, etc.). Un collégien résume ainsi son ressenti des cours à distance :

« Nul! On se comprend pas avec les messages les trucs comme ça. Les profs ils les lisaient pas parfois ou 10 minutes après. Parfois ça bougeait plus, on entendait rien, ça bloquait » (collégien 3ème, Bretagne).

Même si nous n’avons accès qu’aux représentations des élèves, ces derniers ont bien noté que le recours à l’enseignement à distance n’a pas a été anticipé, d’où la détresse de certains enseignants : « Déjà le prof il confond le mot de passe et le code du wifi... » (lycéen, Bretagne) ; « Ils ne sont pas à l’aise avec le numérique mais ils essayaient... » (lycéen pro Terminale, Martinique).

Ce type de témoignage est récurrent, dans nos trois territoires d’études, les élèves remarquant de grandes disparités d’aisance avec les technologies numériques entre leurs professeurs.

Une massification contrastée des usages des technologies numériques

Lors de cette période, bien évidemment, les technologies numériques ont été omniprésentes dans les foyers avec une hégémonie des plateformes et des réseaux sociaux. En élémentaire et en collège, les élèves sont très nombreux à mentionner YouTube. Cette plateforme est citée pour la recherche de tutoriels, notamment par les collégiens, mais, en école élémentaire, il s’agit uniquement de vidéos « loisirs » de youtubeurs, de « vidéos drôles » ou pour écouter de la musique. Si les élèves de CM2 évoquent des régulations parentales (temps de connexion à Internet limité à une heure par jour, filtres parentaux, etc.), les collégiens ne font pas mention de telles restrictions, les régulations parentales n’étant pas abordées.

Sur cette thématique, on constate un contraste entre la Martinique et les territoires métropolitains. En Martinique, en élémentaire, ce sont surtout les filles qui mentionnent YouTube et en font une utilisation très active (recherche de tutoriels, cuisine, danse, relaxation, youtubeurs, musique...). Les élèves de métropole (filles comme garçons) mentionnent uniquement la plateforme pour regarder des « vidéos drôles » produites par des youtubeurs. De plus, les écoliers de Martinique utilisent beaucoup plus de réseaux sociaux là où en métropole leur usage est limité à la communication avec la famille et encadré par les parents. Autre différence notable, les filles de Martinique évoquent beaucoup la pratique de jeux vidéo, pratiques qui est plutôt l’apanage des garçons en métropole.

Dans les trois régions d’études, les collégiens témoignent également de leur usage quotidien et intensif des réseaux sociaux (TikTok, Instagram) pour échanger avec leurs amis et leurs pairs. Pourtant, sur ces trois territoires, certains évoquent des moments de saturation des écrans, un excès de sollicitations qui les a conduits, pour un temps, à limiter drastiquement leurs pratiques numériques, tant les jeux vidéo que les réseaux sociaux ou encore les plateformes de vidéos à la demande.

Le plébiscite du retour en classe

Ce qui ressort de tous les témoignages recueillis, c’est le plébiscite du retour en classe. Si tous les élèves interrogés ont apprécié, dans des proportions variées, avoir du temps libre, au regard des apprentissages, tous préfèrent être en classe. Très majoritairement, les élèves en élémentaire ont l’impression de mieux apprendre quand ils sont en classe : « Je préfère avoir la maîtresse pour expliquer » (CM2, Martinique), « on préfère le travail en classe » (CM2, Bretagne), ou encore « parce que les parents ils se souviennent plus trop du travail qu’ils faisaient à l’école donc c’est mieux à l’école » (CM2, Pays de la Loire).

Les témoignages sont similaires en collège où poser des questions, demander des précisions semble plus facile en classe. Sont également évoqués ces problèmes de motivation et de concentration notamment à cause de la proximité de la télévision et/ou du téléphone (réseaux sociaux). Cette préférence pour l’apprentissage à l’école montre également que l’accompagnement des parents sur les questions scolaires s’est révélé problématique pour un certain nombre d’élèves. Comme le souligne une enseignante de collège :

Beaucoup étaient en décrochage complet et devaient faire un choix : ils devaient apprendre tout seuls et si les parents arrivaient à dédier 1 h 30 par gamin, ça fait 4 h 30 par jour, ce qui est beaucoup pour eux, donc ils sélectionnaient les matières. Moi je demandais de rendre les travaux, mais sur 150 élèves, on a dû m’en rendre 10, parce que les parents faisaient un choix... et je les blâme pas. (enseignant, troisième, Bretagne)

La famille : une présence ambivalente

Un des enjeux de cette période de crise sanitaire a été la place de l’école à la maison, le domicile devenant, notamment pendant le « grand confinement » du printemps 2020, l’espace d’apprentissage des élèves. Les témoignages font état de situations contrastées qui entremêle conditions et lieux de vie, structure familiale ainsi que les relations au sein de la cellule familiale. En élémentaire, la vie de famille pendant le confinement est souvent appréciée, notamment en Martinique : « on n’a pas arrêté de rigoler », « on a dansé avec les parents ». Mais ce sont aussi des inquiétudes, notamment envers les membres de la famille qui sont en métropole : « Mon frère était tout seul en France, j’étais très triste pour lui. » À ce titre, plusieurs élèves évoquent le fait d’être allés chez un psychologue à l’issue des confinements.

Sur les trois territoires, la promiscuité familiale est souvent vécue de manière ambivalente : s’il peut être agréable d’être avec ses frères et sœurs pour jouer, des disputes sont régulièrement évoquées. Pour les enfants uniques, c’est l’indisponibilité des parents qui sont en télétravail qui est évoquée. La situation a également été dure à vivre pour les enfants dans des familles avec un nouveau-né ou un enfant en bas âge : « Les parents ils s’occupent plus des petits et ils disent “t’es grande” alors que si on a besoin d’attention, on a besoin de vous » (CM2, Bretagne). En collège et lycée, la proximité familiale est vécue de façon beaucoup plus mitigée. Les collégiens apprécient les moments en famille mais la cohabitation avec les frères et sœurs est source de tensions. Les témoignages recueillis auprès des élèves vont dans le même sens, quel que soit le territoire : « Mon petit frère avait toujours besoin d’aide, c’est chiant! » (collégien, Martinique) ; « Il avait mon papy chez moi euh donc je l’aime bien mon papy [rires] mais l’avoir tout le temps chez moi c’était un peu casse-pieds euh puis mon frère qui m’embêtait » (collégien, Pays de la Loire).

Ces éléments sont, bien évidemment, corrélés aux conditions d’habitation : ceux qui ont le mieux vécu les confinements sont ceux qui vivent dans une maison avec jardin, a contrario des témoignages soulignant la petitesse des appartements ou encore l’impossibilité de jouer dehors pendant le confinement pour ceux habitant dans les grands ensembles des villes.

Les lycéens : une génération particulièrement touchée

Pour les lycées, les données complémentaires recueillies nous permettent de confirmer un certain nombre d’éléments que nous avions exposés (Plantard et al., 2022) montrant que cette génération a été particulièrement éprouvée par la période. Nous pointions déjà la perte de repères, le constat est confirmé par leurs enseignants qui, s’ils ont tant cherché à maintenir le lien, ont bien senti que le « décrochage » des élèves était le signe d’un malaise plus général que purement scolaire :

Mais pour les élèves, je dirai au bout d’une dizaine de jours, après le premier effet de surprise, très rapidement ça s’est révélé pénible. Ça a été pour eux une période de solitude, une période d’abandon. Mais parce qu’ils étaient souvent seuls à la maison, les parents étaient pas là. Et aussi étonnant que ça puisse paraître, mais pour un gamin, se lever tous les matins à 11 h, être tout seul, suivre des cours sur un ordinateur, au bout d’un moment c’est terriblement déconcertant. (enseignant, troisième, Bretagne)

Les témoignages font état de pertes de repères notamment en ce qui concerne l’organisation de la journée : « Je dormais la journée et je sortais de ma chambre le soir » ; « On perdait le rythme, tout ça, on faisait rien. On se levait à 11 h » ; « Y a même plus de rythme, moi je me couchais à 5 h du matin et je me levais à 14 h c’était catastrophique... ouah, mes journées c’était... déréglé. Après ça allait mieux, mais le confinement ça m’a mis un gros coup au moral » (lycéen, Bretagne).

Ce bouleversement des routines est entré en écho avec le décrochage massif des lycéens sur la période : « Quand tu vois que dans la classe un mois après il y a déjà un tiers qui est parti, parce qu’on a su qu’on ne rentrerait plus » (lycéen, Bretagne) ; « Au lycée, le prof il est là dans la salle, alors qu’en visio, il a du mal à se connecter.... donc on y va pas » (lycéen, Martinique).

Néanmoins et étant donné que les lycéens sont globalement dans un état de maturité plus important que les collégiens, on a pu constater une capacité à recréer un collectif par le biais d’outils numériques qu’ils maîtrisent au quotidien hors de la sphère scolaire (Discord, WhatsApp, etc.). Ce sont ces collectifs d’élèves braconnant des dispositifs numériques pour communiquer entre eux qui ont, pour une part, poussé certain nombre d’enseignants à adopter l’outil Discord pour avoir avec eux un espace d’échanges et de discussion. Cependant, parmi nos données récoltées, si l’outil Discord a été évoqué par les lycéens des trois territoires, ceux de Martinique et de Pays de Loire ont évoqué ce dispositif mais uniquement pour un usage cantonné aux jeux vidéo et la communication entre gamers, jamais pour un usage scolaire.

Les paroles recueillies lors de focus groups avec les lycéens en Bretagne confirment que « c’est marquant que ça ait touché tout le monde ». La perte des rituels de la fin de l’adolescence (fêter son bac, prendre son premier job d’été, etc.) se combine la difficulté pour ces jeunes de se projeter dans un contexte qui, depuis la crise sanitaire, entremêle écoanxiété, réforme du baccalauréat, à un âge qui est celui de l’ambivalence et des questionnements. On constate cette ambivalence dans les témoignages qui, à côté de ce sentiment d’abandon et de perte de repères, évoquent régulièrement le plaisir d’avoir disposé d’une plus grande autonomie et d’avoir ainsi découvert de nouvelles activités (dessin, jardinage) vers lesquels ils ne seraient pas allés spontanément sans cette parenthèse.

Discussion

Discussion théorique autour de la pandémie de COVID-19 : le concept de fait social total est-il soluble dans l’anthropologie des usages?

On vient de l’objectiver par nos données, l’expérience du confinement fut intense et massive pour les enseignants, les familles et les élèves comme ces lycéens en Bretagne qui expriment le « sentiment d’avoir vécu un truc historique qui a changé la société ». Est-ce un « fait social total », pour reprendre le concept de Marcel Mauss? Mauss utilise le concept de fait social total pour articuler la dimension collective du social et la singularité du sujet dans un contexte sociohistorique en renouvellement profond. Il propose une interaction entre le physique et le psychique dans une complémentarité dialectique et nous rappelle que le psychique est expliqué et explique le symbolique social qui est projeté sur l’individu par l’intermédiaire de l’éducation sous toutes ses formes (formelle, informelle, familiale, populaire, etc.). Les usages abusifs du concept maussien ont été critiqués pour ses effets d’essentialisation. Néanmoins, dans le contexte de nos recherches, nous proposons de l’envisager comme « un concept à dimension variable : au regard de la multiplicité de nos affiliations sociales, un fait social total particulier est toujours à rapporter à un groupe social spécifique qui ne prend éventuellement corps qu’à l’occasion de cet événement » (Wendling, 2010, p. 96). La pandémie de COVID-19 a déjà été considérée comme un fait social total (Chanlat, 2020) sur le plan sanitaire et à propos des confinements. Les évolutions entre nos enquêtes avant les confinements (2019) et les travaux menés pendant et après la crise COVID (2020 à 2022) démontrent une transformation profonde de trois groupes sociaux spécifiques : les communautés éducatives de trois régions françaises. Les élèves et leurs familles, les enseignants et les équipes pédagogiques, se sont retrouvés dans une configuration inédite impliquant de faire « l’école à la maison » en vue d’une continuité pédagogique qui se définit comme « la gamme de stratégies et de ressources déployées par les acteurs d’une institution de formation pour rétablir et maintenir les liens pédagogiques dans une situation exceptionnelle de crise à l’aide de moyens humains et numériques afin de servir l’apprentissage » (Guichon & Roussel, 2021, p. 1). On voit donc que garder le lien, le rétablir, ou encore le maintenir au cours des semaines a été un des principaux objectifs des enseignants durant le confinement. Ils l’ont fait, de manière assez prescriptive, le plus souvent grâce à des bricolages de dispositifs sociotechniques numériques. Ces prescriptions éducatives et numériques ont été largement suivies par les parents qui s’investissent massivement dans la communication avec les enseignants pendant cette période3.

Au-delà des dimensions sanitaires, l’occasion des confinements a-t-elle été un « fait social total numérique » de la communauté éducative autour du paradigme du lien ? Les transformations notables entre les enquêtes de 2019, 2020, 2021 et 2022 semblent le démontrer sous la forme d’un retour à cette évidence pédagogique « on ne fait pas la classe sans élèves » qui prend successivement la forme de « l’école à la maison » puis de la « continuité pédagogique » et enfin du « plébiscite du retour en classe ». Le numérique, par ses multiples potentialités transformatrices qui s’appliquent aux différents champs de la société (technique, politique, économique, éducatif, culturel, et social), apparaît à la fin du xxe siècle, comme une transformation majeure qui s’impose progressivement aux individus (Cottier & Burban, 2016 ; Plantard, 2015). Comme le note Proulx (2005) : « Internet [et le numérique dans son ensemble ?] peut produire un effet de levier dans la réorganisation sociale et économique des sociétés industrielles. L’avènement d’Internet se situe dans un contexte sociohistorique plus vaste que le seul développement des machines à communiquer », (p. 6). Par exemple, les dispositifs de visioconférence et de réunion à distance ont été très présents dans les discours médiatiques et institutionnels comme moyen de garantir « à distance » la continuité pédagogique. Cependant, nos données montrent que le recours à de tels dispositifs a finalement été relativement modeste.

En élémentaire, dans les trois territoires, ce sont surtout des devoirs qui ont été envoyés par les messageries institutionnelles et/ou les ENT. Il s’agissait de déposer des ressources et exercices que les élèves pouvaient faire avec leurs parents. Compte tenu du contexte favorisé de ces écoles élémentaires, peu de familles ont été contactées directement par les enseignants. En ce qui concerne l’école élémentaire, on voit donc que le recours aux dispositifs de visioconférence a surtout eu un rôle de réassurance des élèves mais est resté relativement marginal.

Le constat est similaire pour le secondaire : s’il y a eu quelques cours en visioconférence, ce sont surtout les ENT et les messageries qui ont été utilisées là où auparavant leur usage restait relativement marginal. On remarque donc une appropriation des outils institutionnels permettant de communiquer avec élèves et professeurs : « [...] les profs ils travaillent plus avec Pronote, avant chaque prof faisait son truc, maintenant ils utilisent tous Pronote » (lycéen, Bretagne) ; « COLIBRI4, on connaissait pas avant le confinement mais on a pris l’habitude de le consulter depuis » (collégien, Martinique). Tant de la part des élèves que des enseignants, les témoignages que nous avons recueillis font donc état de nouvelles habitudes qui se sont stabilisées à la suite des différents confinements au regard de ces dispositifs de communication : par exemple Pronote et son cahier de textes ou encore les ENT propres à chaque académie ont intégré les usages et les routines d’un grand nombre d’élèves et d’enseignants. Comme l’écrit Mauss (1950) :

Les faits que nous avons étudiés sont tous, qu’on nous permette l’expression, des faits sociaux totaux... c’est-à-dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions (potlatch, clans affrontés, tribus se visitant, etc.) et dans d’autres cas seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. (p. 250)

Entre 2019 et 2022, le télétravail, la dématérialisation administrative (notamment de la vie scolaire), les ENT ou la visioconférence se sont développés à la double échelle de la société occidentale et des institutions qui la composent, notamment de l’école. Le concept anthropologique de fait social total pousse à regarder, sans a priori, les phénomènes émergents à peine perceptibles, les signaux faibles souvent très discrets. C’est exactement le cas des usages des technologies numériques en éducation qui sont arrimés à des représentations instables et évolutives tant DU numérique que DE l’éducation que la période COVID que nous venons de vivre a remis au centre des préoccupations sociétales. Il était facile de voir, dans les rapports annuels de l’INSEE ou du CREDOC, du CNESCO ou de notre réseau de recherche M@rsouin depuis 2002, que les élèves, les familles, les enseignants et l’institution « Éducation nationale » n’étaient pas prêts à la massification de l’enseignement hybride ou à distance en 2020 (Tricot & Chesné, 2020). Depuis la recherche ANR CAPACITY de 2016 et ses 13 millions de Français éloignés du numérique, si les signaux n’étaient plus vraiment « faibles » pour les sciences sociales, leurs échos médiatiques demeuraient très discrets, de nombreux chercheurs constatant aussi le recul du financement des études d’usages (Carré, 2012) et la quasi-disparition des observatoires d’usages dans les pays francophones. Comme l’écrit Serge Proulx à propos de la sociologie des usages : « Cet état des choses plaide en tout cas pour une nécessaire métamorphose paradigmatique pour approcher les usages et les usagers » (Proulx, 2015, p. 19). Il cite ensuite Denis (2009) qui propose d’évoluer dans deux directions : l’anthropologie des sciences et techniques et l’écologie de l’activité.

Inspirée pourtant initialement par Michel de Certeau, la première sociologie des usages aurait eu tendance à négliger cet aspect de description fine des pratiques ordinaires et des « pris pour acquis » dans l’expérience de la vie quotidienne. Le focus analytique sur l’appropriation des objets techniques se serait progressivement substitué à cette sociologie de l’ordinaire et des arts de faire. (Denis, 2009, p. 9)

Dans la même perspective des arts de faire avec, par et dans le numérique (Sfez, 1992), nous proposons une approche anthropologique des usages du numérique qui part de l’observation et de l’objectivation des pratiques effectives des acteurs en contextes, en tentant de saisir la profondeur historique et de la dimension symbolique de la construction de ces usages. À partir de de Certeau (1980), de Simondon (1989), et de l’école de Chicago (l’interactionnisme symbolique), nous définissons les usages comme des ensembles de pratiques socialisées (Plantard, 2011, 2014, 2015, 2016). Le terme « ensemble » suggère des questions de seuil, de groupes sociaux, de frontières. Les usages fondent de nouvelles normes autour desquelles se créent les sociabilités. L’adjectif « socialisées » renvoie à des phénomènes collectifs et à l’étude des processus d’adoption des normes culturelles, ce qui nous conduit à replacer les usages du numérique dans les contextes sociohistoriques et à privilégier la notion de dispositif sociotechnique. Le terme « pratique » pose des questions dialectiques entre individualisation et socialisation où la pratique est « située » dans les espaces spécifiques et prend place dans les parcours individuels de socialisation. En effet, si les normes sociales sont largement connues dans les sociétés, elles sont largement portées par les adultes et ne sont pas forcément légitimes pour les adolescents et adolescentes qui s’y opposent ou s’en affranchissent (Becker, 1985), en particulier dans leurs pratiques numériques. Le matériel symbolique fourni par les « techno- imaginaires » se cristallise en représentations. Celles-ci, à la base des cultures numériques, déclenchent des intentionnalités et des pratiques effectives des instruments technologiques. Ces pratiques se socialisent en usages qui fondent alors les nouvelles normes contemporaines. Les processus d’appropriation du numérique traversent les techno-imaginaires, les représentations et les pratiques pour se stabiliser, pour un temps, en normes d’usages que vont incorporer les usagers. Les normes d’usages viennent alors modifier et enrichir les imaginaires numériques... et ainsi de suite! (Musso, 2015).

Figure 1

Spirale itérative : techno-imaginaires => représentations => pratiques => usages

Cette dynamique spiralaire permet d’analyser en contexte COVID des usages installés. Si, au début du confinement, le recours aux réseaux sociaux a permis de pallier la méconnaissance des outils institutionnels, cela a également montré le poids des disparités sociales et territoriales (manque d’équipement de certaines familles, zones géographiques où le débit Internet est faible, voire inexistant, etc.). Se pose également un problème d’acculturation au numérique : comme pour les enseignants, c’est la question du capital culturel numérique des familles et des élèves qui est en question. Cette dynamique spiralaire de construction de l’usage permet de considérer le grand confinement du printemps 2020 comme un fait social total numérique au sens où nos données sur les usages des technologies numériques par les élèves, les enseignants et les familles rendent visibles les trois dimensions structurantes du fait social total :

Les techno-imaginaires mobilisés par les lycéens dans leurs réponses renvoient à plusieurs lignes de tensions arrimées à la perte des rituels : le temps pris pour soi pendant le confinement et la perte du temps scolaire ; les écrans qui maintiennent le lien avec les autres et envahissent les loisirs jusqu’à la saturation ; l’absence de certains enseignants très mal vécue autant que la surprésence virtuelle d’autres. Cela nous renvoie à la profondeur historique des mythes prométhéens du numérique éducatif comme pharmakon, à la fois remède et poison de l’éducation contemporaine (Stiegler, 2008).

Les transformations psychodynamiques à la fois individuelles et collectives dans la construction des normes sociales d’usages qui sont particulièrement perceptibles depuis la pandémie de COVID-19. Les questions de fractures numériques sont arrivées très vite dans les préoccupations médiatiques et politiques. On découvrait que les personnes, les familles, les territoires n’avaient pas les mêmes conditions d’accès et d’usages, pire encore que les inégalités numériques sortaient des zones rurales et des familles populaires pour s’attaquer aux classes sociales plus aisées, saturées de télétravail et d’école à la maison. On assistait alors à des carences affectives « dorées » (Lemay, 1979). Pour les lycéens, le dessaisissement éducatif vis-à-vis du numérique a dépassé la famille pour couvrir l’ensemble des adultes, y compris les enseignants qui, pour certains, continuent à croire au mythe du digital native. Si certains jeunes ont pu renouer des liens avec la famille proche, ce n’est pas la majorité et beaucoup témoignent d’un isolement face aux tentations permanentes des loisirs numériques, instrumentalisés par les algorithmes addictifs de l’économie de l’attention et des plateformes. On retrouve ce sentiment diffus dans les entretiens des enseignants qui disent que « les élèves ont changé depuis le confinement » avec des mots forts comme « nonchalance », « démotivation », « décrochage », ou « dépression ».

Conclusion

2020, un fait social total numérique ! Et après...

Les travaux présentés ci-dessus ont plusieurs limites, un contexte culturel et social trop homogène pour les échantillons des Pays de la Loire et Bretagne, un temps de collecte trop limité en Martinique et une enquête « famille » limitée à l’enquête CAPUNIcrise. Il serait opportun de pouvoir compléter ces données par des entretiens menés auprès des parents afin de confronter leurs perceptions à celles des jeunes et des enseignants. Comment ont-ils vécu (subi?) la scolarité « à domicile » de leur(s) enfant(s) et cela au regard des dynamiques à l’œuvre au sein de chaque foyer notamment en ce qui concerne l’usage des technologies numériques? Néanmoins, les transformations psychodynamiques individuelles et collectives sont indéniables depuis deux ans et nous observons un dessaisissement éducatif vis-à-vis du numérique qui est la cause de bien des maux (aliénation et surconsommation numériques, usages problématiques de l’Internet, troubles de l’attention, harcèlement, pornographie et prostitution, fausses informations, violences...). Initialement parental, ce dessaisissement, le fait de laisser seul sans adulte de référence les jeunes dans les mondes numériques, est devenu éducatif à l’occasion de la pandémie. S’il touche toujours les parents, il a contaminé certains professionnels de l’éducation, du social, et de la culture sous les formes visibles des « troubles ; embarras ; épreuves de professionnalité » pour reprendre le concept de Ravon (2009). Si le dessaisissement éducatif touche l’ensemble des élèves, les témoignages des professeurs de lycée (et notamment les professeurs principaux) pointent qu’un grand nombre de lycéens en terminale en 2020 et 2021 se sont retrouvés isolés, en situation de décrochage cédant souvent aux tentations permanentes des loisirs numériques, instrumentalisés par les algorithmes addictifs de l’économie de l’attention et des plateformes. Ces professeurs principaux en lycée nous ont fait part de leur impuissance à récupérer ces élèves cachés derrière une webcam désactivée et/ou qui ne répondent plus aux différents messages ou appels. Ces lycéens, nés en 2003 ou 2004, arrivent-ils dans l’enseignement supérieur ou dans le monde professionnel avec l’ensemble des capitaux culturels ou sociaux permettant de poursuivre les études ou de trouver du travail? Dans bien des discours d’adultes, cette génération Covid apparaît comme sacrifiée, fragile, saturée d’écrans et sous l’emprise des réseaux sociaux et des influenceurs. Rappelons-nous que c’est la représentation globalisante des digital native qui alimente en permanence le « complexe d’Obélix5 » et donc le dessaisissement éducatif. Apprenons de nos erreurs et questionnons nos représentations d’adultes. Si les lycéens décrivent bien leurs malaises dans nos enquêtes, ils pointent aussi l’absence d’adultes de références pendant l’école à la maison mais pas seulement, aussi dans leurs vies quotidiennes... numériques. Ils disent aussi combien ils sont en attente de soutien des adultes comme l’atteste le plébiscite du retour en classe.

Au regard des différents éléments que nous avons pu recueillir, on constate que le travail de recherche permet de lutter contre le techno-imaginaire leurrant du digital native qui a produit du dessaisissement parental dans les familles et a révélé le dessaisissement éducatif des professionnels pendant les confinements. Ce constat révèle également le besoin de stratégies, de la part des institutions, visant à lutter contre les inégalités socionumériques et à accompagner et former les enseignants dans les établissements afin qu’ils s’approprient les technologies numériques dans la didactique des différentes disciplines en les articulant avec une approche collective et critique des enjeux et des cultures numériques dans les projets de classes et d’établissements. Après le « fait social total numérique » de 2020, les lignes ont bougé, mais il reste encore du chemin pour passer d’un numérique subi et prescrit à l’école à un numérique choisi et responsable.

Notes

  1. Note méthodologique : sauf mention explicite dans le texte (enquêtes enseignant 2019 et lycéen 2021), la représentativité de nos échantillons vis-à-vis de la population est assurée par la méthode des quotas qui est utilisée afin de respecter la représentativité de l’échantillon selon les critères de l’âge, du sexe, de la catégorie socioprofessionnelle ainsi que les critères géographiques relatifs aux aires d’attraction des villes.
  2. TOUTATICE est le nom de l’ENT permettant l’accès à Pronote en Bretagne.
  3. (Enquête CAPUNIcrise de 2020 : 1er degré + 95 % d’échanges habituels ou ponctuels et 78 % répondent que ces échanges n’existaient pas avant ; 2d degré, les + 94 % d’échanges habituels ou ponctuels et 55 % répondent que ces échanges n’existaient pas avant).
  4. COLIBRI est le nom de l’ENT permettant l’accès à Pronote en Martinique.
  5. Puisque les jeunes sont tombés dans le numérique quand ils étaient petits, ils n’ont pas besoin de la « potion magique » de l’éducation au numérique donc ils n’auraient plus besoin des adultes.

Références

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Auteurs

Pascal Plantard est Professeur de Sciences de l’Éducation et de la Formation, Université Rennes 2. Il coordonne la recherche sur le numérique au CREAD, le réseau M@rsouin et des programmes pluridisciplinaires abordant le numérique à partir des techno-imaginaires et des représentations pour aboutir à une objectivation des contextes d’action et des modèles d’interventions. Courriel : Pascal.Plantard@uhb.fr

Matthieu Serreau est Ingénieur de recherche au sein du laboratoire CREAD, Université Rennes 2. Ses activités de recherche portent notamment sur les usages des outils numériques envisagés au regard de leurs enjeux sociaux et territoriaux et notamment en contexte scolaire. Courriel : matthieu.serreau@univ-rennes2.fr

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