Simon Collin, Université du Québec à Montréal
Nicolas Guichon, Université du Québec à Montréal
Ce numéro spécial s’inscrit dans le sillage du colloque RUNED 22 : perspectives critiques sur le numérique en éducation et en formation — enjeux politiques, sociaux et économiques qui fut organisé en mai 2022 à l’Université du Québec à Montréal. Cette rencontre scientifique avait pour ambition d’interroger l’état de structuration et les tendances actuelles des approches critiques du numérique en éducation et formation. Dans sa foulée, l’objectif de ce numéro spécial est de mettre en dialogue les tendances et intérêts actuels des perspectives critiques dans le domaine du numérique en éducation et formation, depuis son design jusqu’à ses usages, en interrogeant ce processus sous l’angle des enjeux politiques, sociaux et économiques qui le sous-tendent. Ce faisant, le « numérique » (mot-valise qui nécessite d’être ancré dans des traditions épistémologiques, disciplinaires et théoriques) est compris en tant que phénomène hétérogène, au croisement du technique et du social, du matériel et du symbolique, de l’individuel et du collectif, du contemporain et de l’historique.
Les approches critiques permettent d’interroger le numérique en éducation et formation par le prisme des relations et des rapports de pouvoir, notamment inégaux, entre les act.eur.trice.s industriel.le.s, politiques, institutionnel.le.s, professionnel.le.s, et sociaux.les, et au sein de ces différents groupes. Elles considèrent la pluralité des act.eur.trice.s qui concourent à configurer le numérique, depuis son design jusqu’à ses usages, incluant celles et ceux qui en sont exclu.e.s. Elles permettent aussi de mettre au jour les valeurs, les finalités et les intérêts divers, et souvent divergents, qui sous-tendent le numérique en éducation et formation, d’identifier ceux d’entre eux qui prédominent, et d’évaluer leur plus ou moins grande compatibilité avec les finalités d’émancipation et de démocratisation de l’éducation et de la formation. De ce point de vue, la pandémie de la COVID-19 constitue un cas d’étude pour les perspectives critiques du numérique en éducation et formation dans la mesure où elle met en exergue la difficile cohérence des politiques, des stratégies et des pratiques mises en œuvre par une multitude d’act.eur.trice.s en fonction de leurs conditions, de leurs ressources, de leurs compétences, et de leurs aspirations diverses et inégales.
Dans la mesure où les perspectives critiques du numérique en éducation et formation peuvent être appropriées différemment selon les domaines et les objets d’étude pour lesquels elles sont mobilisées, ce numéro spécial en propose un cadrage souple à partir de quelques balises, afin de mettre en lumière les enjeux politiques, sociaux et économiques que le numérique suscite:
Les textes qui composent ce numéro spécial abordent le numérique en éducation et formation sous l’un ou l’autre de ces angles et donnent à voir la diversité des approches critiques, de leur ancrage disciplinaire et théorique, mais aussi la nécessité de poursuivre leur mise en dialogue et leur structuration.
Le numéro s’ouvre avec le texte théorique de Camille Roelens. Ce dernier propose une analyse théorique tirant profit de la philosophie politique de l’éducation et de l’éthique interdisciplinaire pour baliser une critique du numérique en éducation capable de lier les dimensions humanistes de l’éducation et les mutations numériques contemporaines. En s’appuyant sur la pensée minimaliste d’Ogien, il offre une voie de passage originale permettant d’actualiser l’éducation humaniste à l’heure de la numérisation du monde sans que leur rencontre ne mette à mal les apports de l’une ou de l’autre.
Les deux textes suivants offrent des revues de la littérature. Simon Collin, Alexandre Lepage, et Léo Nebel présentent une revue systématique de la littérature scientifique sur les enjeux éthiques et critiques de l’intelligence artificielle en éducation. Issus d’une analyse de 58 documents, les résultats sont organisés en 6 tensions principales qui recoupent 70 enjeux éthiques et critiques identifiés. De son côté, Prisca Fenoglio propose une revue narrative de la littérature sur les inégalités numériques en éducation, laquelle constitue un prolongement d’un travail de synthèse de médiation scientifique publié précédemment. Elle dresse ainsi un état des lieux de cette thématique autour de certains constats-clés puis identifie plusieurs chantiers structurants pour les recherches futures.
Les textes restants sont de nature empirique. Celui d’Elisabeth Schneider et Nicolas Guichon porte sur les élèves. Il documente le sens que des adolescent.es donnent aux devoirs, une activité scolaire qui se déploie typiquement dans des temps extrascolaires et qui fait de plus en plus intervenir le numérique. En jouant sur les convergences et les divergences des représentations et des pratiques empiriques des adolescent.es, ils en révèlent les dimensions spatiales, culturelles, symboliques et cognitives.
Pascal Plantard et Matthieu Serreau, pour leur part, abordent les élèves, ainsi que leurs familles et les enseignant.es. Par une synthèse d’enquêtes ethnographiques et d’enquête par questionnaires cumulatives et multiscalaires, ils donnent à voir les dynamiques différenciées (notamment sur le plan territorial) d’appropriation du numérique par ces différents act.eur.trice.s durant les périodes de confinement de 2020 et 2022 en France. Leurs résultats permettent d’envisager l’enseignement et l’apprentissage durant la pandémie en tant que fait social total numérique.
Carine Aillerie et Théo Martineaud se penchent aussi sur la pandémie et convoquent la notion d’éducation à distance d’urgence pour documenter le pouvoir d’agir professionnel des enseignant.es du primaire au moyen de dispositifs numériques. Les 50 entretiens semi-directifs qu’ils ont recueillis et analysés indiquent que leur pouvoir d’agir est de nature composite, entre prise en compte du cadrage technique du numérique, et préservation des habitudes pédagogiques et des pratiques et environnements préexistants.
Finalement, le texte de Nolwenn Tréhondart et Tiphaine Carton porte également sur les enseignant.es, mais aborde la formation aux dimensions industrielles qui sont constitutives du numérique en éducation. En adoptant une analyse inspirée de la sémiotique sociale, ces autrices documente la manière dont un dispositif de formation peut contribuer à développer chez des enseignant.es une interprétation collective et critique des valeurs, normes et représentations inscrites dans les plateformes éducatives.
Au final, ce numéro spécial donne un bon aperçu de la diversité des approches critiques du numérique en et formation, qui s’exprime à travers une pluralité disciplinaire (philosophie, sociologie, anthropologie, sémiotique, psychopédagogie) et qui permet de révéler des enjeux de divers ordres (éducatif, économique, politique, culturel, territorial, etc.). Fort de cette diversité, il reste aux approches critiques à s’en saisir explicitement pour en objectiver les points de jonction, les divergences et les complémentarités qui en résultent, ainsi que leurs contributions respectives à la structuration d’une critique plurielle et dialogique du numérique en éducation en et formation.
Simon Collin est professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’équité numérique en éducation et chercheur au Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE). Il s’intéresse aux enjeux d’équité et de démocratisation que suscitent les technologies en éducation, qu’il aborde au croisement des travaux interdisciplinaires de la technique, et des théories critiques. Courriel : collin.simon@uqam.ca https://www.simoncollin.org/
Nicolas Guichon est professeur en didactique des langues à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et chercheur au Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE). Il conduit des recherches sur l’intégration du numérique dans l’enseignement des langues, sur la multimodalité, et sur la littératie numérique. Ses recherches les plus récentes portent sur l’usage des outils numériques par les adultes migrants et des défis littératiques que cela engendre. Courriel : guichon.nicolas@uqam.ca
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This special issue follows the RUNED 22 conference: Critical Perspectives on Digital Technology in Education and Training — Political, Social, and Economic Issues, which took place in May 2022 at the Université du Québec à Montréal. This scholarly event aimed to examine the current state and trends of critical approaches to digital technology in education and training. The objective of this special issue is to engage in a dialogue on current trends and interests in critical perspectives within the field of digital technology in education and training, spanning from its design to its applications, while examining this process from the perspective of the political, social, and economic issues that underlie it. In doing so, the term “digital” (a comprehensive term requiring grounding in epistemological, disciplinary, and theoretical traditions) is understood as a heterogeneous phenomenon, intersecting the technical and the social, the material and the symbolic, the individual and the collective, the contemporary and the historical.
Critical approaches allow us to examine digital technology in education and training through the lens of relationships and unequal power dynamics among industrial, political, institutional, professional, and social actors — within and across these groups. These approaches consider the plurality of actors contributing to shaping digital technology, from its design to its applications, including those who are excluded from it. They also reveal the various and often divergent values, purposes, and interests that underlie digital technology in education and training, identify those that predominate, and assess their compatibility with the goals of emancipation and democratization of education and training. From this perspective, the COVID-19 pandemic serves as a case study for critical perspectives on digital technology in education and training, as it highlights the challenging coherence of policies, strategies, and practices implemented by a multitude of actors based on their diverse and unequal conditions, resources, skills, and aspirations.
As critical perspectives on digital technology in education and training can be appropriated differently depending on the fields and objects of study for which they are mobilized, this special issue offers a flexible framework based on some guidelines to highlight the political, social, and economic issues it encompasses:
The texts comprising this special issue approach digital technology in education and training from one or more of these perspectives, showcasing the diversity of critical approaches, their disciplinary and theoretical foundations, and the need to continue their dialogue and structuring.
The issue opens with Camille Roelens’ theoretical paper, offering a theoretical analysis drawing on the political philosophy of education and interdisciplinary ethics to delineate a critique of digital technology in education capable of connecting the humanistic dimensions of education with contemporary digital transformations. Building on Ogien’s minimalist thinking, Roelens provides an original pathway to update humanistic education in the era of global digitization without compromising the contributions of either.
The next two texts provide literature reviews. Simon Collin, Alexandre Lepage, and Léo Nebel present a systematic review of scientific literature on the ethical and critical challenges of artificial intelligence in education. Based on an analysis of 58 documents, the results are organized into 6 main tensions encompassing 70 ethical and critical challenges.
Prisca Fenoglio offers a narrative review of literature on digital inequalities in education, an extension of a previously published synthesis of scientific mediation. Fenoglio provides an overview of this theme, highlighting key observations, and identifies several pivotal areas for future research.
The remaining texts are empirical in nature. The article by Elisabeth Schneider and Nicolas Guichon focuses on students, documenting the meaning that teenagers attribute to homework, an academic activity typically occurring outside regular school hours and increasingly involving digital tools. By exploring the convergences and divergences in the empirical representations and practices of teenagers, they reveal spatial, cultural, symbolic, and cognitive dimensions.
Pascal Plantard and Matthieu Serreau address learners, their families, and teachers. Through a synthesis of ethnographic surveys and cumulative and multiscalar questionnaire surveys, they illustrate the differentiated dynamics (especially in terms of territory) of digital appropriation by these various actors during the lockdown periods in France in 2020 and 2022. Their results enable us to consider teaching and learning during the pandemic as a “total digital social fact”.
Carine Aillerie and Théo Martineaud also focus on the pandemic and invoke the concept of emergency remote education to document the professional agency of primary school teachers through digital tools. The 50 semi-structured interviews they conducted and analyzed indicate that their professional agency is of a composite nature, balancing the technical demands of digital tools and the preservation of pedagogical habits, practices, and pre-existing environments.
Finally, the paper by Nolwenn Tréhondart and Tiphaine Carton also focuses on teachers but addresses training in the industrial dimensions that constitute digital technology in education. Employing an analysis inspired by social semiotics, the authors document how a training program can contribute to developing a collective and critical interpretation of the values, norms, and representations embedded in educational platforms among teachers.
In conclusion, this special issue provides a comprehensive overview of the diversity of critical approaches to digital technology in education and training, expressed through disciplinary pluralism (philosophy, sociology, anthropology, semiotics, psychopedagogy) and revealing issues of various kinds (educational, economic, political, cultural, territorial, etc.). Critical approaches need to explicitly engage with this diversity to objectify the points of intersection, divergences, and complementarities that result, as well as their respective contributions to shaping a plural and dialogical critique of digital technology in education and training.
Simon Collin is a professor at the Faculty of Education at the Université du Québec à Montréal (UQÀM). He holds the Canada Research Chair on Digital Equity in Education and is a researcher at the Interuniversity Research Center on Teacher Training and Teaching (CRIFPE). He focuses on the issues of equity and democratization raised by technologies in education, approaching them at the intersection of interdisciplinary work on technology, and critical theories. Email : collin.simon@uqam.ca https://www.simoncollin.org/
Nicolas Guichon is a professor of language didactics at the Université du Québec à Montréal (UQÀM) and a researcher at the Interuniversity Research Center on Training and the Teaching Profession (CRIFPE). His research explores the integration of digital technology in language teaching, multimodality, and digital literacy. His most recent research focuses on the use of digital tools by adult migrants and the literacy challenges it entails. Email : guichon.nicolas@uqam.ca